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(Edition numerique realisee pour Bruno Pol par Sebastien Loze)

Emotions Poétiques

Antoine Pol


Premières Émotions

PREMIÈRES ÉMOTIONS

(1908-1913)

PREMIER SONNET

LES BOUCLES

PORTRAIT

L’ENFANT S'EN VA...

LES PASSANTES

LES LETTRES ÉTERNELLES

LES LETTRES ÉTERNELLES

INVITATION À L’AMOUR

LA PARURE

CONFETTIS

MESSAGE À L'AIMÉE

HYMNE PAÏEN

LES SOLEILS MORTS

Grisailles

GRISAILLES

PAYSAGE DU NORD

LE CANAL

LE SOIR TOMBE DANS LA CHAMBRE

APRÈS-MIDI DE DIMANCHE

Clartés

CLARTÉS

LA LUMIÈRE DU CŒUR

NILS L’INNOCENT

LA MORT DU CHEMINEAU

Sur les ruines

SUR LES RUINES

(1915-1916)

LES RUINES

I

II

III

LA RACE GLORIEUSE

PETIT BÉGUINAGE

LE RÊVE DE L’AÏEUL

LES VIEUX

I

II

III

L'ÉTERNELLE AMANTE

SUR LES MARCHES DU TEMPLE

À la mémoire de mon grand-père

Antoine POL

Par Alain, tu m'as légué

Une parcelle d'éternité,

Elle vibre en moi

Quand je pense à Toi.

Elle éclaire de sa pâle lueur

Mon vrai chemin.

Ton esprit guide le mien,

Il contribue à mon bonheur.

Par la vie qui se dévoile

Par l'amour reçu,

Par les vœux obtenus,

Je m'adresse à ton étoile.

Ton petit fils BRUNO

Premières Émotions

 


PREMIÈRES ÉMOTIONS

(1908-1913)

PREMIER SONNET

À ma mère.

Ma mère est une sûre et douce et chère amie

Qui m'a toujours guidé vers les meilleurs chemins !

Je me sens protégé des tristes lendemains

Par ses baisers d’antan sur ma tête endormie.

C’est grâce à son sourire, à son geste câlin,

Que de mes jours d’enfant la peine fut bannie :

Et c’est avec son cœur que le mien communie,

Car nous nous comprenons en nous serrant la main.

Son âme est le reflet de ma peine ou ma joie ;

Sur mes moindres soucis, vite elle s’apitoie ;

Son unique bonheur est de me voir content.

Aussi, quand j’aperçois son regard qui m’adore :

« Que ne suis-je plus grand pour l'aimer mieux encore,

Me dis-je,- ou plus petit pour l'aimer plus longtemps ! »

Antoine POL


LES BOUCLES

Plus que huit jours : Que le temps passe !

Petit Jean, déjà polisson,

Va cette fois aller en classe

Et devenir grand garçon.

Maman l’eût bien gardé près d’elle.

Mais on ne pouvait, tout un an,

Laisser inculte une cervelle

Pour un caprice de maman.

Or il faut couper, quelle audace !

Ses soyeuses boucles d’or fin,

Qui auréolaient avec grâce

Son visage de séraphin.

Cela lui semble un sacrilège,

Mais les motifs sont convaincants :

On se moquerait au collège

De son air de fille, à cinq ans!


Donc les voilà qui, côte à côte,

S’en vont, un soir, chez le coiffeur,

Jean questionnant à voix haute

Petite mère à l'œil rêveur...

Bientôt les boucles qu'elle adore

Tombent, tombent... Et l’on dirait

Qu'il tombe une neige d’aurore

Dans le petit salon discret.

Petit Jean est très fier en somme ;

Il se trouve ainsi beaucoup mieux :

N’a-t-on pas l'air d'autant plus homme

Qu'on possède moins de cheveux ?

De l’envol de ses jeunes charmes

Maman a senti tout le prix ;

Et dans ses yeux perlent des larmes.

L'enfant en reste tout surpris :

«- Quoi, tu pleures, petite mère ?

- C’est de bonheur, cher polisson.

Iu comprends bien que je suis fière

D’avoir un aussi grand garçon. »

Mais ce que chaque boucle emporte

L'enfant ne l’a pas deviné :

C’est, d’un bonheur déraciné,

Une première feuille morte.


Car il se change quelque chose

Dans cette âme de tout petit :

Maman le sent bien, c’est la cause

Qui laisse son cœur interdit.

Il va grandir, s'éloigner d’elle,

Il s'en faut de peu maintenant

Que déjà le travail l'appelle,

L'amour est au second tournant...

L'enfant est une boucle folle

Plus vagabonde qu’un lutin ;

C’est notre aurore qui s'envole

Un beau matin.

 


PORTRAIT

C’est une femme de trois ans

Déjà réfléchie et sensée,

Bravant tout, hormis la fessée,

Aimant les jeux étourdissants.

Mais quand sa maman la promène,

Elle marche grave et hautaine,

Et prend des allures de reine

Pour en imposer aux passants.

Elle aime être mise avec soin

Car elle sait qu’elle est jolie

Et pose pour la galerie

Lorsque l’on y pense le moins.

Elle prise les gens aimables

Et ne veut pas passer à table

Pour la quantité négligeable

Qu'on peut oublier dans un coin.


Elle a des yeux profonds et noirs,

Pensifs, rieurs, parfois colères,

Charmeurs lorsqu'il s'agit de plaire.

Elle est avide de tout voir,

Et dans sa prunelle enfantine

Elle met souvent, la mâtine,

Une œillade de levantine

Qui semble déjà tout savoir.

Ses longs cils sombres et soyeux

Découvrent un regard sans feinte

Qui vous fait frissonner de crainte

Quand on le pénètre un peu mieux,

Car on devine qu’une année

Cette fillette à peine née

Fera changer des destinées

D'un seul mouvement de ses yeux.


L’ENFANT S'EN VA...

(Lettre de la Maman)

Jadis quand tu étais petit, tu te rappelles

Que tu étais un ange espiègle mais charmant.

Tu aimais bien alors ta petite maman.

Les autres, à tes yeux, n'étaient jamais si belles.

Tu voulais m’éviter les peines maternelles

Et tu pleurais quand je te quittais un moment.

Plus tard, quand tu partais au collège, peut-être

Te souviens-tu qu'avant tu venais m'embrasser.

Je te recommandais alors de te presser ;

Tu partais en courant. Avant de disparaître,

Tu jetais un dernier regard vers la fenêtre,

J'écartais le rideau, j’envoyais un baiser.

Ces souvenirs sont loin. Ta tristesse sans cause

M'avait fait, dès longtemps, deviner ton départ.

On est un homme, on s'ennuie, on veut vivre autre part.

Une mère est toujours un peu la même chose :

Il n'y a pas assez d’épines dans la rose,

Et pourtant, pour souffrir, il n’est jamais trop tard.


Car, vois-tu, mon petit, lorsqu'on s’expatrie,

C’est souvent pour toujours... on ne peut pas savoir.

C’est quelquefois plus dur d’ailleurs, de se revoir.

On parle du passé, l’un pleure, l’autre prie,

Au bout de quelques jours on a l’âme meurtrie.

Il faut bien plus d’efforts pour faire son devoir.

Tu fonderas un doux foyer sur cette terre

Et tu auras aussi des enfants qui riront,

De beaux petits enfants joufflus qui me feront

Songer que je vieillis dans mon coin solitaire.

Parle-leur tendrement alors de leur grand-mère,

Et c’est au travers de ton cœur qu’ils me verront.

Et si tu peux t'enfuir pour revoir, une année,

La demeure où tu fis tes premiers pas tremblants,

Tu verras une vieille avec des cheveux blancs,

Assise au coin du feu, toute ratatinée,

Te souriant de sa figure bien fanée

A force de t'avoir attendu trop longtemps.

Pourtant si le sort veut que je meure déçue,

Promets qu’un jour, pour moi, tu reviendras chez nous.

Ton cœur aura gardé des souvenirs très doux.

Tu mettras un bouquet sur ma tombe moussue,

En disant quelques mots de prière mal sue,

Celle que je t'appris jadis sur mes genoux.


Mais, voyons, je radote... où va ma pauvre tête ?.…

Voilà que je parle à présent de trépas.

Je suis folle bien sûr ; ça n’arrivera pas.

Je veux te voir partir avec le cœur en fête.

L'avenir est à toi ; va, que rien ne t'arrête,

Mes souhaits maternels t'accompagnent là-bas.

Pars joyeux ! Le bonheur est à qui sait le prendre.

Tandis qu’en un pays de mes yeux ignoré

‘Tu te prépareras un avenir doré,

Mes prières sauront t'aider et te défendre.

Maintenant, mon petit, je n’ai plus qu’à attendre ;

Adieu ! J'ai du courage... et je n'ai pas pleuré !


LES PASSANTES

Je veux dédier ce poème

À toutes les femmes qu’on aime

Pendant quelques instants secrets,

À celles qu'on connaît à peine,

Qu'un destin différent entraîne

Et qu'on ne retrouve jamais.

À la fine et souple valseuse,

Qui vous sembla triste et nerveuse

Par une nuit de carnaval,

Mais voulut rester inconnue,

Et qui n’est jamais revenue

Tournoyer dans un autre bal.

À celle qu'on voit apparaître

Une seconde, à la fenêtre,

Et qui, preste, s'évanouit,

Mais dont la svelte silhouette

Est si gracieuse et fluette

Qu'on en demeure épanoui.

À la compagne de voyage

Dont les yeux, charmant paysage,

Font paraître court le chemin ;

Qu'on est seul peut-être à comprendre,

Et qu’on laisse pourtant descendre

Sans avoir effleuré sa main.

À ces timides amoureuses

Qui restèrent silencieuses

Et portent encor votre deuil,

À celles qui s'en sont allées

Loin de vous, tristes, esseulées,

Victimes d’un stupide orgueil.

À celles qui sont déjà prises,

Et qui vivant des heures grises

Près d’un être trop différent,

Vous ont, inutile folie,

Laissé voir la mélancolie

D'un avenir désespérant.

Chères images aperçues,

Espérances d’un jour déçues,

Vous serez dans l'oubli demain ;

Pour peu que le bonheur survienne,

Il est rare qu’on se souvienne

Des épisodes du chemin.

Mais si l’on a manqué sa vie,

On songe avec un peu d’envie

À tous ces bonheurs entrevus,

Aux cœurs qui doivent attendre,

Aux baisers qu'on n'osa pas prendre,

Aux yeux qu’on n'a jamais revus.

Alors, aux soirs de lassitude,

Tout en peuplant sa solitude

Des fantômes du souvenir,

On pleure les lèvres absentes

De toutes les belles passantes

Que l’on n’a pas su retenir.

 


LES LETTRES ÉTERNELLES

I

PREMIÈRE LETTRE

Depuis que vos grands yeux de fée

Ont charmés mes yeux éblouis.

Tous mes soucis se sont enfuis

Et ma tristesse est envolée.

Lorsque votre corps souple ondoie,

Et que votre regard flamboie,

Mon cœur vibre, se tend, se ploie

Comme la lyre aux doigts d’Orphée.

Si parfois vous fûtes grisée

Par un joli rêve d’amour,

Si votre chimère d’un jour

N'est pas encor réalisée,

Soyez ma douce et chère proie,

Votre plaisir sera ma joie,

Et vous serez ma fleur de soie

Avec des gemmes pour rosée.

Aux jours où vous serez peinée

Je serai tendre et caressant,

Et, nous voyant deux, en passant,

La douleur sera détournée…

Mais suivre à deux la même voie

Serait trop beau pour que j'y croie ;

Je craindrais que mon cœur se broie

Si telle était ma destinée.

 


LES LETTRES ÉTERNELLES

Il

DERNIÈRE LETTRE

De ton chemin tu m'as bannie

Et tu m'as dit de m’éloigner,

J'ai fui, mon cœur s’est résigné,

Mais ta parole m'a vieillie.

Pourtant de ma terre lointaine

Tu sais que je suis toujours tienne...

Le premier amour nous enchaîne

Au frivole amant qui oublie.

J'ai fait peut-être une folie,

Te diras-tu dans un moment ;

J'étais un trop heureux amant,

Et ma maîtresse était jolie. …

Ne crains rien ; pour que je revienne

Et qu’à nouveau je t'appartienne,

Il suffit que tu te souviennes

Du tendre passé qui nous lie.

Mais si tu veux que de ta vie

Je disparaisse sans retour,

J'étoufferai mon pauvre amour

Qui jadis m'avait tant ravie,

Si tu promets qu'aux jours de peine,

Ami, tu songeras sans haine

A celle qui te fit l’étrenne

Du premier baiser qu’elle expie.

 


INVITATION À L’AMOUR

Vous que j’aime, m'amie au sourire si tendre,

Venez au clair logis qui voit mes rêves fous.

Chaque coin vous invoque et vous seriez chez vous,

Tant les choses d’ici ont l’air de vous attendre.

Venez vers le joli palais de mon espoir,

Venez au temple rose où gîte ma chimère,

Et j'essaierai pendant ce séjour éphémère

De vous garder en mon pouvoir.

Pour enchanter vos yeux j'aurai mille lumières

Qui mettront des joyaux dans vos boucles d’or pur.

J'aurai de grands miroirs, avec du clair-obscur

Qui viendra velouter l’ombre de vos paupières.

Je tendrai sur les murs des tissus de Damas,

Des fleurs aux tons vivants contre leurs teintes mortes,

De la soie aux divans, des velours sur les portes,

Et des roses dessous vos pas.

Sous vos cheveux très fins, tout près de votre oreille,

Ma lèvre égrènera des mots harmonieux,

Des contes attirant du rêve dans vos yeux,

Des chants d'amour très doux comme des bruits d’abeille

Qui vous feront vibrer d’un ignoré frisson ;

Et votre esprit de femme, amoureux de mensonge,

S’envolera, léger, au gré de votre songe

Sur les ailes de ma chanson.


Mon cœur aura pour vous de nouvelles tendresses

Et pour vous mieux comprendre un battement nouveau.

Votre désir aura pour prêtre mon cerveau.

J'envelopperai bien votre âme de tendresses,

Je tisserai dans l’ombre un voile de bonheurs

Et vos regards, filtrant par sa maille ténue,

Se pareront de cette étincelle inconnue

Qu'à la rosée au bord des fleurs.

Et peut-être, laissant incliner votre tête,

Sans force, et souriant au charme qui l'attend,

Comprendrez-vous enfin l'infini d’un instant.

Alors, par son ardeur, mon baiser de conquête

Embrasera soudain, d’un éclair sans pareil,

Nos deux âmes en fuite avec l'heure qui passe,

Comme deux astres morts s'étreignant dans l’espace

Et dont le choc fait un soleil.

 


LA PARURE

Pour la charmante et la méchante

Qui me ravit et qui m'enchante.

Ou se rit de moi sans pitié,

Voici, suivant ma fantaisie,

La parure que j'ai choisie,

Aux vitrines d’un joaillier.

À la mignonne main légère,

Dont la caresse passagère,

Odorante comme un zéphyr,

Semble être un frôlement de fée,

lai mis, comme premier trophée,

Une bague d’un seul saphir.

Son bleu profond a la nuance

Du ciel crépusculaire immense

Qui se reflète en ses yeux fous,

Quand, à la brume parfumée,

J'enserre sa tête pâmée

Dans le creux de mon bras jaloux.

Au doigt suivant la tourmaline

Ressemble à sa lèvre câline

Qui s’entrouvre pour un baiser,

Ou se ferme en faisant la moue

Quand j'effleure à peine sa joue

En paraissant me refuser.

J'ai pris comme pendants d'oreilles

Deux perles d’orient, pareilles

À l'émail nacré de ses dents

Qui s'éclairent pour un mot drôle

Ou se crispent sur mon épaule

Au cœur d’un spasme trop ardent.

Pour rappeler la douce teinte

Qui colore, pendant l’étreinte,

Sa chair aux clartés de vitrail

Où le bleu des veines se mêle,

J'ai fermé, sur son poignet frêle,

Un bracelet de blanc corail.

Au milieu de sa chevelure

J'ai piqué, limpide coiffure,

Une aigrette de diamants

Lumineuse comme les larmes

Dont elle augmente encor ses armes

Pour me causer plus de tourments.

Et j’encerclerai sa gorge pâle

Avec un grand collier d’opales

Dont les nuances d’arc-en-ciel

Passent dans son regard étrange,

Regard de démon ou d’archange

Que l’extase rend irréel.

Depuis lors, aux bals, en soirée,

Elle va brillante et dorée,

Rose de plaisir et d’émoi

Lorsqu'elle entrouvre sa mantille

Sur sa parure qui scintille

Comme son cœur dont je suis roi.

Mais, une fois seul, je m’affole,

Je crains toujours qu'on ne me vole

Ces trésors qui sont ma fierté,

J'ai peur que d’autres ne comparent

Toutes les gemmes qui la parent

Aux purs joyaux de sa beauté.


Aussi, pour finir la parure,

J'ai voulu que, dans l’échancrure

Qui vient naître entre les seins blancs,

Éclate seul, sur sa poitrine,

Ainsi qu'un coup de javeline,

Un rubis d’un rouge sanglant.

Et quand, de ces lèvres que j'aime,

Une autre apprendra le poème

Que je connais si bien par cœur,

Ce rubis marquera sur elle

La blessure intime et mortelle

Dont elle a troué mon cœur.


CONFETTIS

C’est en jetant des confettis

Par un jeudi de Mi-carême

Que mon cœur esseulé s’éprit,

C’est en jetant des confettis ;

Et si je pus être compris

De la muse de ce poème,

C’est grâce à tous les confettis

Jetés ce jour de Mi-carême.

J'avais abîmé mon chapeau,

J'avais déchiré sa voilette.

Elle aimait ce genre d’assaut

Et se moquait de son chapeau.

Je la bombardais aussitôt

Qu'elle tournait un peu la tête.

J'avais abîmé son chapeau,

J'avais déchiré sa voilette.

J'étais près d’elle, par bonheur ;

Quand il y eut une poussée.

Je la serrai contre mon cœur,

J'étais près d’elle par bonheur.

J'ai pris sa menotte, vainqueur.

Dans la mienne elle fut laissée.

J'étais près d’elle par bonheur

Quand il y eut une poussée.

Nous étions venus tous les deux

Pour voir passer les chars des reines ;

Mais s’il nous fallait parler d’eux,

Nous serions gênés tous les deux.

Moi, je n’aperçus pas ses yeux,

Et dame, ils en valaient la peine.

Nous étions venus tous les deux

Pour voir passer les chars des reines.

Comme il s'était mis à pleuvoir,

Nous pataugeâmes dans la boue

Des confettis sur le trottoir,

Comme il s'était mis à pleuvoir.

En me penchant, pour mieux la voir,

J'effleurais quelquefois sa joue.

Comme il s'était mis à pleuvoir,

Nous pataugeâmes dans la boue.

Et côte à côte, en bavardant,

Je la reconduisis chez elle ;

Nous ne songions guère au présent

L'un près de l’autre en bavardant.

J'étais déjà le confident

De ses secrets de demoiselle.

Et côte à côte, en bavardant,

Je la reconduisis chez elle.

Depuis lors, souvent je revis

Mon trottin de la Mi-carême.

Ce qu’il advint ensuite, amis ?

Je la revis souvent depuis...

Voilà comment je découvris

La muse de ce court poème

Tout en jetant des confettis

Par un jeudi de la Mi-Carême.

 


MESSAGE À L'AIMÉE

Les nuages gris

Que le vent poursuit

Vont vers ton pays,

Mon aimée ;

Pour courir près d'eux,

D'un vol joyeux

Monte vers les cieux

La fumée.

La voyant alors

S’enfuir au dehors,

Preste, sans efforts

Et légère,

Vers toi, cher amour,

J'ai pensé, ce jour,

L'utiliser pour

Messagère.

Un peu de vélin

Fut bien vite plein

Des chers mots câlins

Que tu aimes,

Et puis le feu clair,

En un vif éclair,

A jeté dans l’air

Mon poème.

Et quand il pleuvra,

C’est lui qui dira

L'eau qui frappera

Ta fenêtre,

En venant poser

Ce subtil baiser

Dont je veux griser

Tout ton être.


TON RIRE

Ton rire est comme une musique

Qui met la gaîté dans le cœur.

Il est léger, parfois moqueur,

Souvent il vibre, magnifique ;

Et quand il découvre tes dents,

En modelant tes deux fossettes,

C’est un carillon de clochettes

Qui semble sonner le printemps.

Quand sur ta joue, ô mon aimée,

Il pose un ton rose discret

De fleur de pêcher, l’on dirait

Que l'atmosphère est embaumée.

Ainsi, dans le jour commençant,

Les fleurs éclatantes de joie

Lancent vers leur dieu qui flamboie

Un long parfum reconnaissant.


Ton rire est la douce lumière

Qui me montre le vrai chemin,

C'est comme un soleil du matin

Qui se lève sous ta paupière.

Toujours je me tourne vers lui

Quand une peine vient d’éclore,

Et je sens un rayon d’aurore

Qui vient illuminer ma nuit.

De la femme et de la jeunesse

Il a pour tous le charme exquis.

Mais depuis que je l’ai conquis,

Il a pour moi de la tendresse.

Aussi je l’adore avec fièvre

Comme le dieu de nos amours,

Et je veux consacrer mes jours

À le conserver sur ta lèvre.

 


HYMNE PAÏEN

J'aime le feu pour sa lumière

Qui jaillit d’entre les tisons,

Pour sa chaleur hospitalière

À tous les foyers des maisons,

Et pour la gaîté de sa flamme

Qui danse, serpente, grandit,

Meurt dans la cendre ou resplendit

Sanglante comme une oriflamme.

J'aime l’eau quand elle chantonne,

Légère, le long d’un torrent,

Son chant unique et monotone,

Au charme toujours attirant.

L'hiver, quand elle tombe en pluie

Et qu’elle clapote aux vitraux,

Il faut l'écouter, les yeux clos,

Car c’est sa voix qui désennuie.

J'aime la Roche à l’odeur âcre

Qui surgit au bord du chemin

Et semble être le simulacre

D'une vie en arrêt soudain.

Impassible et fière, sa face

Reste incomprise du passant,

Car elle a le charme puissant

Et mystérieux de l’espace.


J'aime la Nuit ; c’est la déesse

Du rêve immense et de l’oubli ;

Devant elle, plus de tristesse,

Tout notre orgueil est aboli.

Quand son infini se dévoile

Aux yeux ivres de profondeur,

Il entre en moi de la splendeur,

Et toute mon âme s’étoile.

O compagnons chers qu’on ignore,

Sources de profondes beautés,

Vous êtes mes divinités,

Et c’est vous seules que j'adore,

Car vous m'apportez, quand vient l'heure,

Un charme jamais décevant,
Car c’est grâce à vous que souvent

J'ai senti mon âme meilleure.

 


LES SOLEILS MORTS

Quand la fraîche et légère haleine

Du crépuscule prend son vol

Et qu'un brouillard monte du sol,

Noyant d’ouate toute la plaine,

Quand l'ombre voile les chemins,

Que les bruits lointains vont se taire,

Les rocs qui sortent de la terre

Prennent des visages humains.

Tantôt on dirait des commères

Qui, devisant aimablement,

Se font l’éternel compliment

Sur des toilettes millénaires ;

Ou bien ce sont des capucins

Qui s'en vont vers l’église proche,

Invisible comme la cloche

Qui sonne pour eux son tocsin.

Puis, quand la nuit vient, sous la lune,

C’est un géant au désespoir,

Figé jadis par un dieu noir

Afin d’assouvir sa rancune ;

Ce sont des gnomes gringalets.

Des centaures ou bien des faunes,

Ou de nocturnes amazones

Chevauchant d'immenses balais,


Ou, pourfendant le traître infâme

Des paladins moyenâgeux,

Ou des pages aux longs cheveux,

Soupirant aux pieds de leur dame.

Mais, d’autres fois, rien n'est pareil

À l'aspect de ces roches nues

Et leurs formes toutes inconnues

Déroutent nos yeux en éveil.

Pourtant, si, rêveur on s’attarde

Devant ces blocs noirs de granit
Qui, pour les clous d’or du zénith,

Sentinelles montent la garde,

Il semble qu’au temps empourpré

Où la terre venait d’éclore,

Témoins de la première aurore,

Ces roches froides ont vibré.

O soleils éteints, pierres mortes

En un monde nouveau pour vous,

Vous avez vécu avant nous

Parmi les célestes cohortes,

Qui parcourent tout l'univers,

Et, devant ces divins ancêtres,

Vous vous êtes aimés, peut-être,

Car vous semblez avoir souffert.

Mais depuis, vos voix se sont tues

Et nous passons indifférents

Devant vos corps jadis vibrants,

Maintenant mués en statues.


Par leur trop sévère beauté

Vos froids visages impassibles

Pour nous sont incompréhensibles

Comme toute l’immensité.

Or votre merveilleuse histoire

N'a pas toute entière sombré,

Car j'ai découvert son secret

En feuilletant un vieux grimoire,

Et voici comme un parchemin

Qu'écrivit un vieil alchimiste

Me conta la légende triste

Des pierres grises du chemin.

La Terre avait jailli, la veille, globe immense

Encore phosphorescent de la lumière intense

Qu'elle avait si longtemps versé dans l'infini ;

L'eau ruisselait à flot sur ce soleil terni ;

Rien du monde connu qui grandit et respire

N'existait; et la terre était un vaste empire

Dont la roche et la mer semblaient être les chefs.

Or, émergeant de l’onde en des puissants reliefs,

Plus fort que l’eau du ciel, dompteurs de la tempête,

Les rocs étaient les seuls maîtres de la planète.

Tous les cailloux variés qu’on voit sur les chemins,

Ceux des grèves, des mers, des monts, des souterrains,

Dont on veut expliquer la diverse naissance,

Tous se trouvaient formés d’une même substance

Et, renfermant en eux l'Esprit étincelant,

Leurs corps harmonieux étaient des corps vivants.


Leur vie était splendide, et tout leur charme étrange

Procédait de l'Esprit et du rêve qui change,

Leur aspect paraissait presque immatériel.

Ils avaient conservé de leur course en plein ciel,

Au temps où ils roulaient, éblouissants fantômes,

Un mystique parfum d’éther dans leurs atomes.

Les uns s'étaient parés, d’un geste négligent,

Des cheveux de comète, aux clairs reflets d'argent ;

D’autres, dans leur passage, auprès des nébuleuses,

S’étaient poudrés de leurs poussières lumineuses.

Les derniers avaient pris le feu rouge et lointain

Que jette au fond du ciel un monde qui s'éteint.

D’avoir été longtemps eux-mêmes des étoiles,

Ils gardaient la splendeur stellaire dans leurs moelles ;

Tous avaient un éclat de constellation :

C'était le règne unique et divin du rayon.

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Ils vivaient, ignorant le Mal et la Sottise

Ils avaient pris le Beau pour but et pour devise ;

Le livre merveilleux de leur religion

Ne renfermait point de mesquine invention.

C'était le livre ouvert du ciel, de la Nature,

Un tableau qui n'avait pas besoin d'écriture,

Quelque chose de vrai, d’intime et de vivant

Qu'on pouvait discerner sans être bien savant,

Qu'il suffisait de regarder pour le comprendre,

Qu'ils savaient contempler sans se lasser d'apprendre,

Un livre qui mêlait le sévère au joyeux,

Le conte de l'enfant à la science des vieux,

Et cette Bible avait la puissance infinie

De la musique d'orgue où tout est harmonie.

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L'aurore les trouvait en plein éveil déjà.

Comme étincelle au loin un palais de rajah,

Leurs crêtes renvoyaient à l'aube sa lumière,

Et ce reflet était leur plus belle prière.

Le soleil de midi les auréolait d’or ;

Dès que le soir tombait, ils contemplaient encor

La brume qui descend dessus la plaine éteinte,

La neige des sommets qui s'éclaire et se teinte,

La pourpre du couchant qui monte du brouillard

Et se déploie, ainsi qu'un sanglant étendard.

Puis, quand la nuit versait son ombre indélébile

Au-dessus d'eux, veillant leurs formes immobiles,

Ils voyaient par millions des yeux pleins de clarté,

Dieux du puissant silence et de l'immensité,

Et ils songeaient : « Monde ignoré qui nous domines

« Nous t’adorons. Tu es la Majesté divine

« Qui toujours nous redresse en un magique effort

« Quand notre âme chancelle et qu'on se sent moins fort.

« Notre esprit se rend compte en quelques heures brèves

« De l'espace qu’il peut parcourir en ses rêves.

« Néant mystérieux, infini sans écueil,

« Toi qui sait apaiser notre imbécile orgueil,

« Nous t’adorons. Nous t’adorons, ô ciel d'étoiles.

« À nos yeux ignorants et chercheurs tu dévoiles

« Le modèle certain du Beau définitif,

« Éternel, absolu, roi du Temps fugitif,

« Parfait puisqu'il est un, qu'il est l’unité même.

« Te chanter est le seul poème

« Qui fait parfois vibrer nos cœurs.

« Quand nous te regardons, nous nous sentons meilleurs.

« Quand nous avons bien fait la voûte toute entière

« Semble s’illuminer d’un flamboiement joyeux;

« Notre seul guide est la lumière

« Et la Splendeur est notre Dieu. »

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Et pendant des milliers et des milliers d’années

Les pierres émergeant toutes illuminées

Vécurent sans vieillir pour un seul idéal,

Et leurs esprits avaient le Plaisir pour féal…

Alors l’homme apparut; et ce fut fait des rêves.

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Les nouveaux habitants avaient des joies plus brèves,

Leurs buts étaient liés au plaisir de leurs corps.

Leurs devises étaient : « Qu'importe ! Et Moi d’abord ! »

Ils avaient façonné leurs dieux à leur image

Et ces dieux les avaient réduits en esclavage.

Le monde était créé pour leur regard humain,

Leur guide de morale était un parchemin...

Et les rocs, effrayés par cette décadence,

Murmurèrent : « Voilà la laideur qui commence. »

Aussi, pour ne pas voir le déclin lent et sûr

De leur monde déjà glacial et presque obscur

Devant le ciel où la lumière se rassemble,

Tristes, elles s’éteignirent toutes ensembles,

Et la Terre devint un informe chaos

De monstrueux rocs noirs épars au sein des eaux.

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Et le Temps à nouveau passa sur la planète,

Sur le sol endormi, l'arbre, l’homme et la bête

Croissaient, multipliaient, ignorant le destin

Des pierres qui formaient le mont ou le chemin.

Mais la Nature, un jour, songea que tous ces morts

Qui laissaient polluer et profaner leurs corps

Devaient donner à l’homme en un soudain miracle

Des splendeurs de jadis le merveilleux spectacle

Et vivre un dernier jour pour mourir en beauté.

Et secouant le globe en sa totalité,

Elle cria : « Vous tous, sur terre, au fond de l’onde,

« Cailloux qui, grâce au temps, avez formé le monde,

« Fragments d’astres éteints, poussières de soleils,

« Humbles pierres du sol aux plantes asservies,

« Qui vous décomposez pour nourrir toutes vies,

« Ressuscitez, sortez de votre grand sommeil ! »

À cet appel, voilà le noir rocher sans forme

Qui tressaille et s’ébranle d’un coup, masse énorme,

Se dressant hors des mers en un bond furieux ;

À l'évocation du passé glorieux.

Les pierres qui jonchaient le sol, noires et laides,

Appellent l'air, le feu, l'océan à leur aide :

Sortant en fusion des cratères béants

Le basalte se change en des orgues géants.

Le mica lumineux va pailleter le schiste,

Le fer en s’oxydant, devient de l’oligiste.

Pour émerveiller l’œil de l’homme qui croit

La staurotide prend la forme d’une croix.

Pour s’embellir, le quartz a plus d’une ressource ;

Il cristallise, et devient clair comme une source,

Aux parois des caveaux qu’on trouve au flanc des monts

Sa pointe hexagonale émerge des filons.

Il puise au cœur des rocs des sels de manganèse,

Des hydrates ocreux, des oxydes carmin,

S’enfonce sous l’écorce accomplir sa synthèse

Et reparaît agate, onyx, jaspe sanguin.

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Et la mer à son tour veut transformer la pierre.

Le granit se délite et, tombant en poussière,

Couvre les plages d’or de ce sable menu

Où le flot vient poser son baiser continu.

Soumise sans répit à la vague et la houle

La falaise minée à la base s'écroule

Et les rocs morcelés, roulant sur les grands fonds,

Se polissent aux rocs des océans profonds.

Alors, galets de calcédoine ou de porphyre,

Ils font si bien chanter le flux qui se retire

Et les caresse et qu'on devine sans le voir,

Qu'on entendrait toujours cette chanson, le soir.

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Si, trop faible, pour le cahotement sans trêve,

La pierre ne peut plus s’échouer sur la grève,

Elle se laisse prendre aux gouttes d’eau du ciel.

Disparaît en quittant le sol originel

Et reprend forme au toit d’une grotte inconnue.

Là, sous l'effet du temps, chaque goutte venue,

Apportant du calcaire au calcaire posé,

Il se bâtit sous terre un palais irisé.

On y pénètre un jour, par hasard, on recule

Ébloui, confondu par ce travail d'Hercule,

On se croit l'habitant d’un antre de sorciers.

De gigantesques fûts s’élancent par milliers

Vers la voûte invisible et se perdent dans l'ombre.

De l’albâtre descend sur la muraille sombre

Et se drapant, splendide, en replis cristallins,

Forme de longs tissus opalescents ou roses

Qui ne sont cependant que les métamorphoses

Des pierres noires des chemins.

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Ce n'était pas encore assez ; et la Nature,

Voulant que des cailloux l’homme fit sa parure,

Prit, dans le creux des rocs, des cristaux sans couleurs

Et les nuança tous de sons ensorceleurs :

Elle fit l’émeraude avec le vert de l’onde,

La topaze dorée avec la teinte blonde

Qui court aux jours d’été sur les blés murs d’un champ,

La pourpre du rubis vint d’un soleil couchant.

Laissant venir la nuit, elle prit, à la brune,

Un pâle rayon bleu pour la pierre de lune.

L'azur qui s’enfuyait sur l'aile d’un zéphyr

Fut vite condensé pour donner le saphir.

Un morceau d’arc-en-ciel dut servir pour l’opale.

La perle eut les reflets de la poussière astrale

Que les comètes font tomber dans l'infini.

Et pour parfaire enfin le chef-d'œuvre fini,

Et de l'amour humain éterniser le charme,

Elle prit un charbon, dessus mit une larme,

Et ce fut un joyau splendide, un diamant :

Quand il brille comme une étoile au firmament

Au lobe d’une oreille ou sur une peau blanche,

Enchâssé dans de l’or sur les doigts d’une main,

N’avez vous pas alors une belle revanche,

Pierres de la grand ‘route et cailloux du chemin ?

 


Grisailles

 

 


GRISAILLES

PAYSAGE DU NORD

La route, entre deux rangs de peupliers ou d’ormes,

Allonge, dans le jour maussade de l’hiver,

Son bas-côté boueux, ses vieux pavés difformes,

Et son trottoir étroit poudré de mâchefer.

Tous pareils, les champs bruns aux sillons uniformes

S’étendent sans relief. À l'horizon couvert,

Un four à coke ouvrant quatre gueules énormes

Jette dans l’air fumeux une lueur d’enfer.

Au lointain, un village et des corons de mine

S'appuient contre un terris, sombre et maigre colline,

Seul accident du sol qu’on puisse apercevoir.

Ft rigide au delà du tas croulant de schiste

Un grand chevalement, clocher du pays noir,

Découpe son carré d’acier sur le ciel triste.

 


LE CANAL

Le canal fuit, tout droit, parmi les champs fauchés.

C’est une route d’eau, unie monotone.

Qu'enserrent deux chemins étroits, et que sillonne

La file des chalands jusqu’à leurs bords chargés.

Vers l’écluse, l’un deux, paisible, est attaché.

Pipe aux dents, à l'arrière, un marinier goudronne

La poupe rebondie. Au centre, la patronne

Etend du linge blanc sur le grand mât couché.

Avec le soir qui tombe, en estompant les lignes,

Meurent à l'horizon les berges rectilignes.

Tout près du bord, très las, s'efforce un vieux cheval.

Et dans la vapeur grise et molle que distille

L'eau glauque à l’odeur âcre et qui semble immobile,

Une péniche va, lente, dans le canal.

 


LE SOIR TOMBE DANS LA CHAMBRE

Un dernier rayon d’or a fait flamber la vitre.

Le bleu Nattier du ciel lentement s'assombrit.

Un nuage joufflu s'empourpre, tout surpris,

Et mon regard s’en va par dessus les toits gris.

Car je ne peux plus lire un mot de mon chapitre.

Chaque instant connaît l’art de dégrader les teintes.

L'azur se violette au zénith découvert :

De l’ouate toute en sang bande l'horizon vert.

Je demeure un moment sans voir, les yeux ouverts.

C'est fini ; Les couleurs se sont toutes éteintes.

Et le calme descend ; le vent s'endort dans l’arbre.

Un pas d'homme attardé claque sur le trottoir,

Un vieux clocher appelle aux prières du soir ;

Puis la pendule est seule à parler au coin noir

tranche la blancheur lumineuse d’un marbre.

Le soir, furtivement, pénètre dans la chambre,

Enveloppe les ors, les bois et les velours.

Les objets familiers paraissent sans contours ;

Tout se perd dans le flou brouillé des demi-jours ;

On ne sait plus si c’est avril, si c'est décembre...

 


APRÈS-MIDI DE DIMANCHE

Qu'il y ait des feuilles aux branches,

Des chansons d'oiseaux dans les bois,

Ou que la neige sur les toits

Fasse la ville toute blanche,

D'un bout de l’an à l’autre bout,

Sans distractions, sans à coups,

Ils sont toujours mornes chez nous

Les après-midi de dimanche.

Une rue est seule animée,

Mais les gens y vont d’un pas lent,

Majestueux et nonchalant,

Entre les boutiques fermées.

Les enfants vêtus de velours

Marchent gênés, raides et gourds,

Et les femmes ont des atours

D’allures inaccoutumées.

Ces toilettes trop compliquées

Qu'on ne voit point les autres jours,

Cet air navré qu'on a toujours

Quand les jambes sont fatiguées,

Ces familles dont la plupart

Vont devant elles, nulle part,

Toutes donnent l'aspect d’un départ

Après une fête manquée.…

Restons derrière la fenêtre.

Dans la rue au trottoir étroit,

Entre les pavés l'herbe croit,

Et le jour éteint qui pénètre

Encore plus triste aujourd’hui

Semble transporter avec lui

Un languissant et fade ennui

Qui s’infiltre dans tout votre être.

Mais voilà les vêpres qui sonnent,

Et la familière chanson,

Mélancolique carillon

Des longs dimanche monotone ;

Voici des vieilles et des vieux...

Des orphelines aux doux yeux

Et des marchands astucieux

De dévotion maquignonne.

Le morne appel vient de se taire...

Avec un missel dans la main,

Passe, vite, sur le chemin,

Dévote, une retardataire,

Vieille fille au profil ingrat,

Orné d’un pauvre chignon gras,

Que coiffe un chapeau noir et plat

Pudique de pensionnaire.

Et quand avec le crépuscule,

Se sont apaisés tous les sons,

Qu'on n'entend plus, dans la maison,

Que le tic-tac de la pendule,

Qu'on ne voit plus aucun passant,

Tout seul, dans le soir qui descend

Un reste las, en maudissant

Ces heures vides ridicules...

Qu'il y ait des feuilles aux branches,

Des chansons d’oiseaux dans les bois,

Ou que la neige, sur les toits,
Fasse la ville toute blanche,

D'un bout de l’an à autre bout,

Sans distraction, sans à coups,

Ils sont toujours mornes chez nous

Les après-midi de dimanche.


PLUIE D'AUTOMNE

Depuis le matin, le ciel gris déverse

Une trombe d’eau sur monts et vallées,

Le bois jaunissant penché sous l’averse

A le pauvre aspect des choses mouillées.

Un torrent dévale à chaque traverse

Dans le chemin creux aux berges noyées ;

Un voile brumeux que le vent disperse

Se traîne au flanc des collines brouillées.

Soudain l'horizon, dans une éclaircie,

Montre un coin d’azur lavé par la pluie.

Et sous le frisson que la brise apporte

Aux grands arbres roux que l'automne effeuille,

Pressentant l’hiver, triste, chaque feuille

Pleure en tressaillant sa jeunesse morte.

 


Clartés

 

 


CLARTÉS

LA LUMIÈRE DU CŒUR

Avoir toujours au cœur un espoir épandu,

Prendre pour idéal un rayon de lumière.

Croire que la bonté n'est pas une chimère,

Et qu'ici-bas l'ennui n’est qu’un malentendu.

Partir, au matin clair, vers un travail ardu.

Ayant, pour cordial, un long baiser sincère,

Et fournir, avec joie, un labeur nécessaire,

Puisqu’au foyer, le soir, on se sait attendu.

Sentir qu’un être aimé veille sur vous, dans l'ombre.

Lorsqu'on revient un peu lassé à la nuit sombre,

Dans un regard d'amour retrouver le soleil,

Et, limitant son rêve aux murs de la demeure

Où, paisible, l'enfant dort son premier sommeil,

Savoir goûter le charme enveloppant de l'heure...

 


NILS L’INNOCENT

- Légende Norvégienne -

Nils l’Innocent avait construit tout seul sa hutte

Sur la lande du Grand Plateau, contre une butte

Qui l’abritait des vents glacés. Il y vivait

Comme un ermite, un peu de ce qu’il cultivait,

De quelques fruits, surtout de pêche et de rapine.

Colletant du gibier dans la forêt voisine

Ou prenant à la main les truites du torrent.

Bref, une sorte de sauvage ; au demeurant

Homme doux, n'ayant fait jamais mal à personne,

Mais timide et craignant plutôt qu’on l’emprisonne

Pour son allure étrange et son faible cerveau.

Au bourg qui se nichait en bas du Grand-Plateau

Il venait rarement. Sa figure ahurie

Était pour les gamins sujet à moquerie;

Ses gestes déplaisaient aux paysans des fjords

Qui prétendaient l'avoir surpris jetant des sorts.

Aussi Nils aimait mieux sa calme solitude.

Pourtant il n’était pas heureux. L'Inquiétude

Ou la Tristesse était ses hôtes de toujours.

On le voyait souvent errer pendant des jours

Sur les landes du Nord, chaotiques et nues,

Confiant aux rochers des peines inconnues

Ou criant, dans le vent glacé, son désespoir.

Comme il bavardait peu, nul n'avait pu savoir

Ce qui donnait prétexte à sa mélancolie

Et, croyant l'expliquer, on répétait : Folie !

Or Nils, d’être morose, avait une raison.

Quand il avait bâti les murs de sa maison

Il avait oublié d'y faire une fenêtre.

Oubli ?... est-ce bien sûr ? Ignorance, peut-être:

Il voyait rarement les fermes des hameaux

Et pouvait ignorer qu'il fallût des vitraux

Pour laisser le soleil entrer dans sa demeure.

Bref, en toute saison et quelle que fût l'heure,

Aux matins clairs et gais comme aux midis d'été,

Dans son pauvre logis régnait l’obscurité,

Et de passer sa vie entre quatre murs d'ombre

Nils devenait toujours plus craintif et plus sombre.

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Or, un jour, il lui vint une idée. Il avait

Autrefois entendu conter qu'il se trouvait

Très loin de son pays, du côté de l'aurore,

Des villes qu’on nommait Bagdad, Smyrne, Lahore,

Don le ciel était fait d’un éternel azur.

Où le soleil était plus ardent et plus pur

Qu'à l'horizon brumeux et gris de sa Norvège.

Celui-là saurait bien chasser le sortilège

Et rendre lumineux les murs de son logis.

Il suffisait d’aller vers ce divin pays

Et de ravir cette lumière sans pareilles.

Pour l'emporter, il la mettrait dans des bouteilles,

Elles savent si bien garder dans leurs parois

Les rais de diamant et les reflets d'orfrois

Qui viennent, en faisceaux brillants, heurter le verre.

Dès que Nils eut dans son cerveau visionnaire

Mûri l'étrange idée, il se mit au travail.

Il réunit d’abord un bizarre attirail

Venant d’un peu partout ; puis avec un grand courage

Il entreprit tout un mystérieux ouvrage.

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Et le bourg, un matin, vit apparaître Nils,

Il descendait du Grand Plateau, par le glacis,

Conduisant une cahotante carriole

Probablement conçue en sa cervelle folle

Et qu’il avait dû faire seul pendant l'hiver.

Le tout criait, grinçait, faisait un bruit d'enfer.

Le village, étonné, riait au seuil des portes.

Déjà tous les gamins du bourg faisaient escorte

À l'équipage, et les femmes, en tablier,

Heureuses de trouver motif à babiller,

S’interpellaient et racontaient des balivernes.

Quand Nils fut sur la place, on cru que cent tavernes

Venaient de lui céder leur stock de vieux flacons.

La charrette portait des jarres, des cruchons.

Un vrai capharnaüm roulant de verreries.

Ce fut dans la minute un feu de railleries:

« Dans tes outres, criait l’un, est-ce que tu vends

Les brises du Plateau pour les moulins à vent ?

Où t'en vas-tu, mon Nils, gloussait une commère

Dont la gorge roulait sur un ventre prospère ;

Pourquoi donc t’enfuis-tu de ton obscur séjour ?

Irais-tu, par hasard, à la foire d'amour

Vendre mille flacons pour une heure d'ivresse ?

-[a] Veux-tu, disait une autre, acheter la sagesse ?

‘Les cruchons sont petits ; il faudrait un cuveau,

Pour y charger tout ce qui manque à ton cerveau.

-[b] Il a des sorts dans ses flacons, criait une autre

Qui, prise de frayeur, disait sa patenôtre ! »

Mais Nils n’entendait rien. Les yeux indifférent,

Des paysans narquois il traversa les rangs

Et disparut, traînant son étrange bagage...

Nul n'avait deviné le but de son étrange voyage.

Vers les terres d’Asie aux contes merveilleux

Où chaque aurore est un embrasement des yeux,

Où le soleil est roi et l'ombre prisonnière,

Nils partait simplement chercher de la lumière.

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Dans le bourg, on parla de lui des mois encor...

Que faisait-il ?.. Au bout d’un an on le crut mort,

Pris comme toute chose à nos yeux abolie

On oublia bientôt et Nils, et sa folie.

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Nils l’Innocent revint chez lui dix ans plus tard.

Un extatique espoir enflammait son regard.

Il rapportait dans ses jarres illuminées

Le soleil radieux des Méditerranées,

La splendeur et l’éclat des ciels de l'Orient,

La torride clarté des midis, flamboyant

Sur la blancheur des murs brûlés, la blonde aurore

Qui teint de pourpre clair les vagues du Bosphore,

Les féeriques couleurs des éternels étés,

L'indigo vif des horizons illimités,

Le vermillon des beaux couchants qui s’effiloche

À l'or des minarets de Smyrne ou d’Antioche,

Le mauve qui le soir nimbe les toits dormants.

La charrette portait des éblouissements !

Nils avait bien souffert pendant ce long voyage.

Un innocent partant en pareil équipage

Pour ravir du soleil et le mettre en flacon

Aurait dû mille fois, finir en cabanon,

Mais le rêve est puissant sur une destinée.

Comme il était très doux, sa folie obstinée

Ne produisait souvent que rire ou que pitié.

C’est ainsi qu’il avait pu parcourir, à pied,

Lentement, au hasard, plus de cinq mille lieues,

Fixant pendant des jours les immensités bleues

Des Océans, tendant ses jarres au soleil,

Divinement heureux quand un rayon vermeil,

Semblait emprisonné dans les parois de verre,

Désespéré quand l'ombre éteignait sa lumière.

Nils revenait joyeux pourtant: le souvenir

Des maux tous acceptés simplement, en martyr,

Du mépris, de la faim, parfois des violences,

S'était évanoui au vent des espérances.

Il arrivait devant sa hutte de torchis

Avec les resplendissements des paradis.

Au seuil de son logis son attente fut brève,

Impatient comme un enfant qui veut son rêve,

Il ouvrit brusquement la porte; il s'empara

D'une jarre où flambait le soleil d'Angora

Et se précipita dans la cabane sombre

En criant : « Disparais, va-t’en loin d’ici, ombre

D’Angoisse, qui mettais de la nuit sur les murs,

Compagne sans pitié de mes longs jours obscurs,

Va-t'en, va-t'en ! Ne franchis plus jamais ma porte :

C’est la lumière triomphante que j’apporte ! »

Hélas, on ne fait plus de miracle aujourd’hui,

Malgré l'ardente foi de Nils épanoui

L'ombre de son logis resta victorieuse

Et la lumière de la jarre merveilleuse

S'évanouit. Pour Nils ce fut une stupeur !

Il resta là, debout, tenant contre son cœur

Son flacon transformé qui contenait de l'ombre

À présent, son flacon de lumière aussi sombre

Que sa triste demeure : et sans comprendre encor

Il sentait vaguement que son immense effort

Allait sombrer devant un sort impitoyable,

Que son espoir avait été déraisonnable

Et qu'on n’enferme pas les feux du firmament !

Quand même, il essaya l’irréel chargement,

Mais sans hâte, n'ayant plus foi dans l’aventure.

Tout y passa... et tout s'éteignit à mesure...

Nils pleurait. Il pleurait sur son triste destin,

Sur son espoir déçu, sur son soleil éteint,

Sur dix ans douloureux de courses inutiles.

Tout son corps sanglotait et son cerveau débile

Sentait se dissiper ses lueurs de raison.

Accroupi sur le seuil de l’obscure maison

Il n’attendait plus rien que son heure dernière.

Or, comme il relevait les yeux vers la lumière,

Il aperçut auprès de lui le regardant,

Un vieillard tout petit, tout ridé, brèche dent,

Si vieux qu'il paraissait pour le moins cent ans d'âge,

Mal vêtu, et portant pour unique bagage

Une sacoche en cuir pendant au côté droit.

À tout autre moment, et dans un autre endroit ;

Nils eut fui cet intrus comme il fuyait le monde.

Mais sa souffrance était si vive et si profonde,

Il avait encor tant de larmes dans son cœur,

Qu'il n'était plus farouche et qu'il n’avait plus peur.

La Douleur sait aussi mûrir les têtes folles.

Il souffrait, il avait besoin de ces paroles

Maternelles qui savent bien nous apaiser ;

Il lui fallait un peu d'amour dans un baiser.

Il était fou de n'avoir vu jamais sourire.

Or la voix du vieillard chantait comme une lyre,

Et son regard était si bon, si bienveillant,

Qu'il, sans le vouloir, devenait confiant.

Entre quelques sanglots il raconta sa vie

Et son voyage fou vers les soleils d’Asie

Qui devaient ramener le bonheur sous son toit,

Et son espoir, puis sa stupeur et son effroi

Quand il comprit la vanité de sa chimère.

Le vieillard écoutait ce long récit sincère,

Souriant quelquefois de ces naïfs aveux

Et passant doucement la main sur les cheveux

De l’innocent qui s’apaisait sous la caresse.

Même il se découvrait capable de tendresse,

Et comme l'étranger disait qu’il avait faim,

De lui même, il offrit une miche de pain.

Il voulut, en voyant venir le crépuscule,

Que le vieillard passât la nuit dans sa cellule.

Il sentait qu'il aurait bien volontiers souffert

Pour que ne souffrit point cet inconnu d’hier

Qui venait d’entrouvrir son âme refermée….

La nuit tombait. Dans la pauvre hutte enfumée,

Étendu près de Nils, le vieillard à son tour

Lui disait un vieux conte où l’on parlait d’amour.

Sa voix se nuançait de douceurs infinies :

Et lentement, le cœur tout baigné d’harmonies

Nils s'endormit, heureux, comme un petit enfant.

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Il s’éveilla soudain dans un jour triomphant !

Ses yeux à peine ouverts durent vite se clore

Aux feux éblouissants d’une joyeuse aurore.

Il s'assit sur son lit, empli d'étonnement.

Tous les soleils d’Asie avaient-ils brusquement

Retrouvé leur éclat, leur splendeur et leur gloire ?

Les parois de torchis flambaient comme un ciboire.

Cent rayons, pleins de tiédeur de Messidor,

Faisaient danser dans l'air de la poussière d’or.

Tout se paraît d’une douceur instantanée,

Et la cabane entière était illuminée.

En vain Nils rechercha le vieillard bienveillant.

Mais, dans le mur qui se tournait vers l'Orient,

Il vit que l’on avait ouvert une fenêtre

Et que par cette baie entrait à flots, en maître,

Le soleil enivrant des radieux matins.

Qu'il était doux ! Dans ces rayons diamantins

Il semblait transporter des bonheurs en cortège.

Dieu ! Comme il était beau son soleil de Norvège !

Qu'il était bon ! C'était celui de son pays,

Celui du ciel natal, mieux fait pour son logis

De ceux des ciels lointains de l'Inde et de Colchide.

Et Nils, extasié, devant ce jour splendide,

Nils, éperdu, tomba lentement à genoux,

Joignant les mains, le cœur bondissant, les yeux fous !

Alors il lui sembla qu’au bord de son oreille

La voix harmonieuse et douce de la veille

Chantait la vie en un murmure bienfaisant.

Et cette voix prenait son cœur en lui disant :

« La lumière est auprès de nous, Nils ; la lumière

Ne s'éloigne jamais des murs de la chaumière.

Elle paraît souvent plus claire à l'horizon,

Mais elle est plus intime autour de ta maison.

Chez toi, c’est toujours la plus belle qui pénètre...

Il suffit de savoir percer une fenêtre...

Ouvre là, grande, et de ton cœur et de tes yeux

Le soleil ne s’en ira plus, Nils... sois heureux !.. »


LE SILLON

«À tous ceux qui ont souffert ».

Sur la France et sur la Belgique

Et des Vosges jusqu’à la mer,

Par Verdun, la Somme et l'Yser,

Serpente un grand sillon tragique.

C’est un sillon dont les charrues

Furent des bras d’agonisants

Sa longueur se chiffre à présent

En existences disparues.

Il a pour surnom : la Tranchée,

Et les pionniers douloureux

Qui l'ont labouré, sont des preux

Qui sont dignes d’une épopée.

Car c’est d’une bravoure honnête

De risquer la mort un moment,

D’emporter un retranchement

D'un seul bond, à la baïonnette ;

Ou de charger à la française

Avec deux mille compagnons

Et de se moquer des canons,

Quand on chante la Marseillaise.

Mais piocher la terre, sans gloire,

Loin des clairons, sous les obus,

Être seul entre deux talus,

À cent pas d’un observatoire.


Avoir le temps de réfléchir

Qu'on creuse sa tombe peut-être

Et rester calme, ou le paraître,

Plaisanter pour ne pas fléchir :

Et puis, le sillon terminé,

Demeurer, les pieds dans la boue,

Et sans pouvoir rien mettre en joue

Immobile et discipliné,

Subir, sans pouvoir se défendre.

Le feu, l’écrasement, l'horreur,

Et l'angoisse ou, la rage au cœur,

Souffrir, ne rien dire et attendre.

Cela, c'est du courage obscur,

Sans éclat, que la foule ignore;

Ce n'est pas celui qu’on décore,

Mais c’est peut-être le plus pur.

Et, c'est pour ces milliers de soldats anonymes

Dont l’héroïque effort, d’ombre sera couvert,

Que nous devons prier pendant les nuits d'hiver,

Quand la neige descend sur le sillon sublime.

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Ils ont tout souffert en héros,

Angoisse, douleurs, amertume ;

L'eau, le froid, la boue et la brume

Furent leurs incessants bourreaux.

Ils ont vécu trois longs hivers

Au fond de leur ornière immense,

Rien n’a brisé leur patience ;

Mais leurs cœurs se sont entrouverts.


Et de ces cœurs, sous le ferment

Des Douleurs et de l'Energie,

Une floraison de magie

S’est mise à germer lentement.

Maintenant ce sont des épis

Qui flamboient sur des milliers d’âmes,

Leurs grains ont mûri dans les flammes

Des malheurs fièrement subis.

Leurs noms seuls sont un réconfort :

Pitié, dévouement, sacrifice,

Courage simple, amour, justice,

Bonté, persévérance, effort.

O blés poussés près des tombeaux

Sur des âmes illuminées,

Prophètes de nos destinées,

Blés divins que vous êtes beaux !

Vous nous apportez la rançon

De toutes nos douleurs présentes ;

Nos richesses agonisantes.

Ne valaient pas cette moisson.

Ah ! Qu'importent les coups mortels,

Les pleurs, les ruines et les tombes,

Si, pour prix de ces hécatombes,

Nous gardons ces champs immortels.

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Sur la France et sur la Belgique,

Résistant à tous les assauts,

S’étend derrière nos réseaux

Une récolte magnifique.


Pour faucher ces champs invisibles,

On a pu, durant trois hivers,

Lancer les feux de mille enfers,

Ils demeurent inaccessibles;

Et c’est pourquoi, hordes germaines,

Quand vous vous retournerez vers nous

Pour tenter de mettre à nos cous

Vos fers, vos carcans et vos chaînes,

Vous trouverez, semble-t-il, d’infranchissables murs

Qui barrent sans répit le chemin des victoires.

Ah ! Comprenez-le donc le secret de nos gloires :

Vous pliez les genoux devant des épis murs !

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Et vous, frères qui combattez

Pour permettre aux âmes naissantes

De s'épanouir, plus puissantes,

Dans la paix des nids respectés.

Vous qui avez dompté l'Effroi,

La Douleur et la Lassitude,

Héros de Verdun, de Dixmude,

Et survivants de Charleroi,

Poilus dédaigneux des mitrailles,

Qui vites rougir, aux créneaux,

Sur l'horizon de vos manteaux,

Cent crépuscules de batailles :

Et vous, épouses au cœur lourd

Qui savez cacher vos alarmes,

Pour ne pas embuer de larmes

Les yeux qui veillent nuit et jour,


Mères priant au foyer vide,

À qui chaque jour s’achevant

Sans une lettre de l'enfant

Apporte une nouvelle ride,


Vous tous qui souffrez en silence,

Sacrifiant d’un geste fier

Des lambeaux de cœur et de chair

Pour faire une meilleure France,

Croyez aux lumineux matins

Qu'enfantent vos douleurs sans trêves :

Sur les débris des anciens rêves

Naîtront de radieux destins.

Tournant vers d’autres firmaments

Notre âme point découragée,

Frères, bénissons la Tranchée,

C’est elle qui nous fît plus grands.

 


LA MORT DU CHEMINEAU

J'étais enfant, c'était l’époque des vacances :

J’adorais le grand air et les longues absences

Et je partais souvent, tout seul, de grand matin

Pêcher quelques brochets dans un marais lointain.

Ce jour là, j'allais donc, la canne sur l'épaule,

Heureux des longs moments à passer sans contrôle,

Et je fuyais la ville en marchant d’un bon pas.

Le chemin qu’au début l’on n’apercevait pas

S'éclairait faiblement. Ce n'était pas encore

Le jour; le ciel pâli faisait prévoir l'aurore.

Brusquement, devant moi, je vis presque à mes pieds

Un grand corps étendu. Dans l'instant, effrayé,

Je m’arrêtai. Et puis, réfléchissant qu'en somme

Je pouvais apporter un peu d’aide à cet homme,

Je m’approchai de lui. C'était un chemineau

Déjà vieux, enroulé dans un épais manteau.

Il vivait; à ma voix il ouvrit les paupières

Et très péniblement s’assit dans la poussière

Du chemin : « Ce n’est rien, dit-il, cela va mieux... »

Mais il gardait de la souffrance au fond des yeux,

Et comme je parlais de courir à la ville,

Il m’arrêta : « Non, mon petit, reste tranquille,

Le mal que je ressens va s’apaiser bientôt,

Je n’ai besoin de rien… laisse-moi...

Conduis-moi près de ce grand arbre, à la lisière

De la forêt. et tourne-moi vers la lumière. »

Et quand il fut assis, les yeux à l’orient,

Le visage plus calme et presque souriant,

Il se mit à parler très bas, comme à lui-même.

« Le voilà donc fini pour moi ce beau poème

Qu'est la vie : Ouvrons grand notre tiroir secret,

Gonflé de souvenirs, d'espoir et de regret.

Le moment est venu de faire la balance

Des soucis, des plaisirs, des douleurs, de la chance

Ok ! Oh ! Voici des liasses de bonheurs...

Je vous reconnais bien mes compagnons charmeurs

De tous les jours : bonheur de partir à sa guise

Vers des pays nouveaux, vers des terres promises

En se grisant d'air pur, d’odeur et de chanson ;

Bonheur de travailler, suivant chaque saison

Différemment : bonheur de faire les vendanges,

De battre le froment dans l'air poudreux des granges

D'aider aux durs labeurs, puis, au temps des moissons

De promener la faux dans l'or des épis blonds ;

Bonheur, aux midis chauds, de casser une croûte

À l'ombre d’un vieil arbre, au bord de la grand-route ;

Puis, le travail fini, d’être reçu, le soir,

À la ferme d’un bon paysan, de s'asseoir

Sous le manteau noirci des hautes cheminées,

Et de parler alors de Méditerranée,

D'Orients fastueux, de merveilleux Pérou

Aux gosses étonnés qu'on tient sur ses genoux ;

Bonheur enfin d'aimer une robuste fille

Qui se donne gaîment à vous et qu'émoustille

Un rire franc, un corps nerveux, un doux regard !

Allons, des plaisirs sains j’ai pris ma bonne part...

Des douleurs, en voici quelques-unes, ternies

Et sèches, au-dessous d’un paquet d'énergies.

J'y trouve que parfois j'ai souffert de la faim :

C'est vrai, mais ces jours-là j'avais donné mon pain,

Et le contentement que je mis à la place

Avait suffit d’un coup à gonfler ma besace.

L’ennui, je n'en vois point : il n’a pas pu rester ;

Près de lui, j'avais mis un bouquet de gaîté...

Tiens, voilà dans un coin plusieurs grains d’amertume,

Ils sont anciens; en vieillissant on s'accoutume

À la méchanceté de ses meilleurs amis,

À l’oubli des serments, des services promis,

Aux pires faussetés, même à l’ingratitude ;

On n'est plus écœuré par une turpitude,

On passe indifférent, à peine éclaboussé,

Certain que dans la vase épaisse du fossé

On fera bien un jour quelques riches trouvailles.

Certes, j'ai rencontré d'innombrables canailles

Ne cherchant ici-bas qu'intérêt ou profit ;

Mais j'ai vu quelques gens honnêtes, çà suffit.

Et ayant conservé que les bontés reçues,

Je ne me souviens pas des laideurs aperçues…

Ah ! Voici le tiroir presque vide, à présent !

Seule, demeure encor, dans le coffret luisant,

Embaumant le travail et voilant la colère,

Une odorante, fine, et brillante poussière

Faite des purs fragments du rire quotidien.

Allons, je puis fermer, je ne regrette rien.

Je n’ai pas à rougir de ma vieille existence ;

On m'a dit quelques fois que j’avais de la chance.

Je le veux bien, ma foi, si c'est être chanceux

Qu'aborder chaque jour avec un cœur joyeux :

Et vraiment, ce matin, j'ai cette chance encore

De refermer mes yeux sur une telle aurore.

D'autres s'en vont couverts de couronnes de fleurs ;

Moi, j'ai pour m'endormir des gerbes de couleurs.

La Nature que j'ai de tant d'amour aimée,

M'apporte au dernier jour sa palette enflammée :

Voici le bleu de France et la pourpre des rois,

Le vert pâle, et le jaune éclatant des orfrois,

Le mauve, l’orangé, l'or sombre des chasubles ;

Les voici, toutes, les couleurs indissolubles

Qui viennent nuancer mon immense linceul... »

L'homme se tut soudain; longtemps, se croyant seul,

Enthousiasmé par son merveilleux délire

Je restais près de lui, sans bouger, sans rien dire,

Les yeux noyés dans l’or du ciel éblouissant.

Quand je me retournai, songeur, l’agonisant

Ne vivait plus. Toujours appuyé contre l'arbre

Il était calme et fier ainsi qu’un dieu de marbre;

Il était mort sans plainte, et son dernier soupir

Avait dû se mêler au tout premier zéphyr.

Maintenant, l'horizon n’était plus que lumières,

Et quand je me penchai pour clore ses paupières,

Au fond des yeux éteints fixés sur l’irréel,

Je vis se refléter l’immensité du ciel...

--------------------------------------------------------------------------

O chemineau, toi qui m'as dit, dans mon enfance :

La vie est belle, ainsi, même avec la souffrance,

J'ai rêvé de pouvoir, à l’heure de ma mort,

M'éteindre comme toi sans regrets ou remords ;

Travailler au soleil, la chanson sur la lèvre,

Aller par la grand-route ou le chemin, sans fièvre,

Où l’on veut, quand on veut, penser à ce que l’on veut ;

Être gai, bon, sincère: aussi souvent qu'on peut

Se donner la Beauté comme guide, et la suivre,

Puis, un matin, sentant que c’est fini de vivre,

Tranquille, s'adosser contre un arbre, devant

L’éternelle splendeur d’un clair soleil levant,

Revoir, en un instant, les beautés d’une vie,

Sans bassesse, sans peur, sans haine et sans envie,

Et fier des jours vécus, libres, pleins et joyeux,

Mourir, avec toute une aurore dans les yeux.

 


Sur les ruines

 

 


SUR LES RUINES

(1915-1916)

LES RUINES

À ma femme.

I

Qu'elle était belle ma demeure

Où nous abritions notre amour !

Elle avait vu le premier jour

De notre fête intérieure ;

Sur un couple fier d’amoureux

Sa porte s'était refermée,

Et sous son ombre bien-aimée

Nous étions simplement heureux.

C'était un très ancien logis ;

Il avait plus de cent ans d’âge

Et paraissait bien d'avantage

Tant les murs s'étaient infléchis.

Mais la souriante vieillesse

De cet ami malicieux

Savait clore à demi les yeux

Sur l’amour et la jeunesse ;


Nos tendresses étaient plus seules

À l'abri de ses murs usés

Car il avait pour nos baisers

L'âme indulgente des aïeules.

Nos amis traitaient de caserne

Ce logis fruste et sans éclat

Dont le charme trop délicat

N’avait rien du confort moderne.

Les pièces n'étaient pas d’équerre,

Les poutres saillaient du plancher,

Et la grande salle à manger

Ignorait le calorifère.

Mais l’âtre avait des flammes roses,

Chaque meuble était accueillant ;

Dans un vieux vase de Rouen

Fleurissait un bouquet de roses.

Le soir, la pièce intime et sombre

Nous unissait près du foyer.

La flamme, en train de sommeiller

Laissait un grand coin de pénombre.

C'est là que tu aimais t'asseoir,

Tes doigts tissaient des broderies.

Au fil des tendres causeries

Je te disais mon vaste espoir :

Et lorsque je levais les yeux

Je voyais, penché sous la lampe,

Ton doux, ton pur profil d’estampe

Dans une aurore de cheveux.


Te souviens-tu, ma douce amie,

De ces heures d’intimités

Parmi les objets enchantés

Dont l’âme semblait endormie :

Grands bahuts aux simples décors,

Bergères aux teintes fanées,

Tendres gravures surannées,

Reliques de nos parents morts,

Cadres aux dorures éteintes

Où, sous leur bonnet blanc plissé

Nos grand’mères du temps passé

Avaient des visages de saintes ;

Bibelots neufs, présents d’hier,

Vases aux lueurs argentines

Brillant derrière les vitrines

Dans le buffet de chêne clair ;

Riens coûteux, chères fantaisies

Qu'on désirait depuis longtemps

Et qu’on rapportait, si contents,

Aux premières économies.

O les vrais, ô les sûrs trésors !

Ils rappelaient toute une enfance,

Ils chantaient nos jours d’espérance,

Ils marquaient nos premiers efforts.

Ainsi les choses d’autrefois

Pour charmer nos amours naissantes

Unissaient aux choses récentes

Leur lointaine et magique voix.


Sous l'égide mystérieuse

De mille souvenirs vivants

Nous bravions les jours décevants

Au sein de la maison joyeuse ;

Et nous pensions que les Douleurs

Toujours se détournaient d’elle :

Pareille au nid de l’hirondelle

La maison ferait fuir les pleurs.


II

Chère vieille maison, la façade était fière

À l'heure de l'agression !

Tu te savais à quelques pas de la frontière :

Tu riais de l'invasion,

Comme nous, tu restas confiante, obstinée

Jusqu'au tragique soir maudit

Où roula sur la France une horde effrénée

De fous mâtinés de bandits ;

Et dès lors commença ton douloureux calvaire.

Pendant d’interminables jours

Il fallut te montrer joyeuse, hospitalière,

Pour nos ennemis de toujours.

Il te fallut surtout une rude énergie,

O ma vieille et chaste maison,

Pour ne pas t’écrouler sur eux, les soirs d’orgie,

Quand ils t’insultaient sans raison.

Ils emplissaient leur ventre et rougissaient leur trogne

Avec les vieux vins du cellier.

Ils souillaient notre lit de leurs hoquets d’ivrogne,

Transformant les draps en fumier.

Parfois ils étaient pris du désir de crapules ;

Fouillant les meubles, les placards,

Les dignes descendants des voleurs de pendules

Se retrouvaient dignes pillards.

Ils vidaient les tiroirs comme on vide des hottes

Sur le sol poudreux des marchés.

Ils piétinaient nos souvenirs avec leurs bottes

Soupçonnant des trésors cachés.


Peu à peu les objets témoins de nos tendresses

Étaient ravis de leur écrin.

Et de notre passé les intimes richesses

S’en allaient par delà le Rhin,

Hélas! En peu de temps notre maison fût vide ;

Mais elle gardait sa fierté

En se disant : Tant que je resterai valide

Mes maîtres pourront s’abriter.

Leur tristesse avec moi ne sera plus si seule :

Lorsque leur front s’assombrira

Je leur raconterai mes souvenirs d’aïeule,

L’hier douloureux s'oubliera.

Et dans l'espoir certain des prochaines revanches,

La campagne de nos avrils

Tournait vers l'Occident son mur de pierres blanches

En songeant: Quand reviendront-ils ?

-----

Or, un soir de novembre, à l’heure de la soupe

Un cri sema l’affolement ;

Par dessus les réseaux, le flot de notre troupe

Montait irrésistiblement.

Aussitôt la maison reprit son air de fête :

Aux feux du soleil déclinant

Son mur illuminé riait à la défaite

De l'envahisseur infamant.

Le vent d’ouest portait un fracas de victoire :

Vibrante de tous ses vitraux

Elle sentait enfin que l’heure expiatoire

Avait sonné pour ses bourreaux.

Mais elle avait montré sa joie un peu trop vite

Son air de glorieux défi

Avait exaspéré la horde parasite

Fuyant le sol mal asservi.

Quand nos premiers soldats parurent sur la route,

Hurlant la rage de leur cœur,

Elle hurlait d’avoir, au sein de la déroute,

Répondu au cri des vainqueurs,

Son toit disparaissait dans une flamme intense

Qui montait vers le ciel ardent,

Et la maison brûlait comme une torche immense

Aussi rouge que l'Occident.

Sa façade embrasée avait des reflets d'astre.

Fêtant les décisifs retours

Elle se pavoisait de feu pour le désastre

Des Vandales des mauvais jours.

Enfin, pour saluer ceux qui tombaient pour elle,

S'épuisant en derniers efforts,

Elle exhala son âme en gerbes d’étincelles,

Sur les cadavres de nos morts.

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Villages dévastés, châteaux, temples, chaumières

Que ces Huns ont martyrisés,

Vous dresserez longtemps vos squelettes de pierres

Aux regards des civilisés ;

Vous resterez debout, ruines de nos domaines,

Pour rappeler à tous nos fils

Qu'il faut au carrefour de nos routes humaines

Des tombes et des crucifix !


III

De la vieille demeure blanche

Maintenant il ne reste plus

Que des pierres en tas confus,

Un pan de muraille qui penche.

Quelques poutres carbonisées

Qui tiennent encor suspendus,

Enchevêtrés de fers tordus,

Des panneaux d’armoires brisées.

Ainsi la chose était possible,

Notre maison pouvait mourir !

Mes yeux me paraissent s'ouvrir

Sur un rêve incompréhensible.

Ce qu'était pour moi ce séjour,

Je ne le savais pas moi-même :

Il faut perdre ce que l’on aime

Pour bien connaître son amour.

Des heures douces, des jours clairs

Je n'ai plus aucun témoignage,

Pas même une petite image

Des êtres qui m'étaient si chers.

Adieu ! Cher logis renversé,

Murs éventrés, ruines noircies,

Fragments de tentures roussies,

Derniers vestiges du passé,

 


Le toit nouveau sera sans charmes

Auprès de celui du vieux temps...

Et nous regarderons longtemps

L'avenir à travers des larmes...

Cependant il faut espérer,

Il faut s'attacher à la vie :

Plus dure est la route suivie,

Plus le bonheur est assuré.

O ma femme, o ma chère amante,

Ne maudis point les mauvais jours ;

Aimons-nous, luttons, et toujours

La Terre nous sera plus clémente.

Pour t'éviter toute secousse

Je saurai donner plus d'efforts.

Pour te faire oublier nos morts

Ma tendresse sera douce,

Et pour que tu ne pleures pas

Sur les tristesses de la guerre,

J'aurai plus d'amour que naguère

Quand je te prendrai dans mes bras.

Partons sur le nouveau chemin ;

Ne regarde pas en arrière...

Ne dis rien... garde ta prière

Pour les obstacles de demain.

Prends du courage dans mes yeux.

Tout le pays chante victoire ;

Rien n'existe devant la gloire ;

Nous lui devons d’être joyeux.


Nous n'avons plus rien, mais qu'importe ;

Nous sommes des favorisés ;

Avec ton rire et tes baisers

C'est la richesse que j’emporte !

 Comme au temps de notre splendeur

Nous serons heureux, je te jure :

Le bonheur humain se mesure

À l’espace de notre cœur.

Va ! Puisque le ciel luit encore.

Nos douleurs peuvent s’effacer :

Sur les décombres du passé

Acclamons la nouvelle aurore !…


LA RACE GLORIEUSE

Les uns m'ont affirmé: N’ayons plus de conflit,

Nos mères n'ont pas fait nos corps pour qu'on les troue ;

Tout rêve de bonheur avec la guerre échoue,

Et c’est grâce à la paix qu'un peuple s'ennoblit.

D’autres ont répondu : Le repos affaiblit,

On craint le sang qui coule et l’effort qui secoue.

On finit par garder l’insulte sur la joue.

Un pays sans fierté n’est pas loin de l'oubli.

Or la guerre est venue un jour, sans qu’on s’en doute.

Des héros de vingt ans sont tombés sur les routes

Et les mères en deuil ont pleuré leur enfant.

Mais les haines ont fui au vent de l'énergie

Et la race, plus forte après sa léthargie,

Est montée à la gloire en un bond triomphant.

 


PETIT BÉGUINAGE

C'était un petit béguinage

Dont les minuscules maisons

Bordaient des carrés de gazon,

Place unique du pieux village :

Façades blanches, volets verts,

Vieilles tuiles, toits de travers,

Petits jardins propres, couverts

D'un doux ombrage.

Rien ne l’indiquait, de la rue.

Sous la grand’ porte l’on entrait

Par un portillon que tirait

Une sœur concierge bourrue ;

Et, le seuil une fois passé,

L'on restait comme caressé

Par une brise de passé,

Vite accourue.

Nul bruit ne franchissait la porte,

C'était le calme merveilleux

Qui repose l'âme et les yeux.

Tout semblait vous dire : Qu'importe

Ce qui se passe loin d’ici :

Restez parmi nous, vous aussi,

Le monde amène le souci,

Et Dieu l'emporte.


Et soudain, pressant ses voisines,

L'église parlait, appelant

Tout le petit village blanc

À tierce, à vêpres, à matines.

Alors, vers l’office sonné,

Glissaient, doigts joints, pas trottiné,

Voile à plis, bonnet suranné,

Deux cents béguines.

Dans un angle une maison brune

Tentait le visiteur fervent ;

Là vivaient comme en un couvent

Quelques béguines sans fortune,

Dentellières aux vifs fuseaux,

Aussi simples que des oiseaux,

Chantant et cousant sans repos

Jusqu’à la brune.

À la suite d’une béguine

On admirait le vieux parloir.

Les petits lits blancs d’un dortoir

Et la case presque enfantine

Où chaque sœur, le soir venu,

Préparait son léger menu,

Chacune dans un coin menu

De la cuisine.

En sortant, à chaque fenêtre,

Sous le rideau l’on devinait,

Curieux, un petit bonnet

Se demandant qui pouvait être

Le mystérieux visiteur

Apportant, du monde menteur,

Une étrange et troublante odeur

De faux bien- être.


Et quand, pressé par l'heure brève,

On quittait cet asile heureux,

En retrouvant les gens fiévreux,

Après une trop courte trêve,

On était pris d'un doux regret,

Comme en fermant un vieux coffret

Qui vient de dire le secret

D'un ancien rêve.

Mes sœurs ! Où sont vos coiffes blanches ?

La guerre, en passant, à meurtri

Votre silencieux abri.

Les nids sont détruits dans les branches...

Mais leurs bourreaux auront gagné

Un châtiment plus raffiné

Lorsque le temps aura sonné

Pour les revanches.

 


LE RÊVE DE L’AÏEUL

Dans mon sommeil la nuit dernière

(Mais les rêves ne comptent pas)

J'ai rêvé, mon cher petit gars.

Que tu revenais de la guerre

Vers le vieux logis où naguère

Je t'ai tant bercé dans mes bras.

D’avoir, au cours d’assauts tragiques,

Frôlé la mort souvent, je crois

Que ton regard était plus droit

Et sa flamme plus énergique,

Et que battait sous ta tunique,

Un cœur plus noble qu’autrefois.

Assis auprès de la fenêtre

Qui s'ouvre sur notre verger,

Tu me contais d'anciens dangers,

Et riant tu disais : « Peut-être »

«Ne vas-tu pas me reconnaître,

« La guerre n'a beaucoup changé ».

Berthe était presque ma promise,

Mais, à présent, je n’en veux plus ;

Elle avait, pour moi, trop d’écus ;

J'aurais honte, en quittant l’église,

D'étaler ma fainéantise

Sur les tombes des disparus.

Des sillons où dorment nos proches

Monterait vers moi leur mépris :

«Est-ce à Verdun que tu appris

À te vendre en gonflant tes poches ;

Sommes-nous morts pour des fantoches ?

La fierté se paie à quel prix ? »

Je rêvais de quitter la terre,

Tu dois t’en souvenir, l'Ancien :

Je voulais vendre notre bien,

Être commis, clerc de notaire,

N’avoir que peu de chose à faire

Et vieillir en ne faisant rien.

Mais la lutte a trempé nos moelles :

J'ai connu de durs oreillers.

Quand on vécut deux ans entiers

Dans la terre et sous les étoiles,

Pourrait-on croupir près d’un poêle

Dans des douillettes de rentiers !

Non, non, rassure-toi : l’Aurore

Me verra désormais debout,

Veillant avec un soin jaloux

Sur la glèbe plus riche encore.

Et soutenant, d’un chant sonore,

Un travail qui me sera doux.

Car, à le défendre avec rage,

Notre sol m'est devenu cher.

D'avoir lutté, d’avoir souffert.

Tant mieux si je vaux d'avantage :

J'aurai moins besoin d’héritage

Et mon bonheur sera plus fier.

Digne de l’humble sacrifice

Que d’autres ont fait de leur corps.

J'irai, plus viril dans l'effort,

Aux champs dont les épis mûrissent,

Moissonner pour ceux qui grandissent

Le blé qu'ont fait germer nos morts.

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La nuit dernière, dans un songe,

Voilà tout ce que tu m'as dit,

Je t'ai regardé, mon petit,

Et tes yeux étaient sans mensonge :

Et j'ai prié que se prolonge

L'Illusion de cette nuit.

De cette inoubliable épreuve

Si c’est ainsi que tu reviens,

Joyeux de saluer les tiens

Avec une âme toute neuve,

Oh ! Mon gars, ce sera la preuve

Que nos espoirs ne sont pas vains.

Que les vertus de notre race

Ne vont point en s’avilissant,

Qu'il a suffit d’un choc puissant

Pour qu’un passé honteux s’efface

Et qu'un cœur français se décrasse

Avec des larmes et du sang.

Mais si l’épreuve fut stérile,

Alors, mon pauvre petit gars,

Fais-toi plutôt tuer là-bas,

Ton sang répandu sur l'argile

Aura fait œuvre utile

Que s’il coule encor dans tes bras.

Va! Ce n’est point ce que j'espère !

Et si je pars un jour prochain,

Sans avoir pu serrer ta main,

Au retour, priant sur ma pierre,

Je crois que tu diras : « Grand-père,

Ton rêve sera vrai demain ».

 


LES VIEUX

« À ma Mère »

I

Quand, tous trois, nous prîmes les armes

Pour défendre notre horizon,

Nos vieux nous ont quittés, sans larmes,

Sur le seuil de notre maison.

Nous avions quelque inquiétude

Pour leur santé, pour leurs travaux.

Dame ! Ils n'avaient plus l’habitude,

Ils avaient besoin de repos.

Mais fiers, ils ont dit, d’un ton ferme :

« Partez sans crainte, mes enfants :

Nous vous redonnerons la ferme

Quand vous reviendrez triomphants.

Nous sommes solides au poste

Malgré notre air un peu cassé,

Nous attendrons votre riposte

À la défaite du passé.

Allez nous gagner les batailles !

Nous, pour mériter vos exploits,

Nous ferons tout seul les semailles

Et les labours comme autrefois. »

Et rassurés par leur sourire,

Nous sommes partis plus joyeux ;

D'ailleurs on se plaisait à dire :

C’est l'affaire d’un mois ou deux.


Hélas ! Nous ne savions... personne

Ne songeait, aux premiers jours d'août.

Que, presque un mois avant l'automne,

Les Barbares seraient chez nous.

Nos vieux les ont vus sur la route

Passer hautins devant leur mur,

Eux qui les croyaient en déroute

Par delà Louvin et Namur.

Alors la chose était possible !

Ils allaient être encor vainqueurs ?.…

Un accablement indicible

Soudain leur a broyé le cœur.

Leur dos s’est voûté davantage :

Mais par mépris et par orgueil,

Pour qu’on ne prit point avantage

De leur tristesse et de leur deuil,

Pour tous, ils ont cousu leur bouche,

Ils ont même éteint leur regard,

Et de leur silence farouche,

Ils se sont fait un étendard.

Leurs yeux ne retrouvaient leur flamme

Qu’en la solitude des soirs,

Alors, grande, ils ouvraient leur âme

Que torturaient les désespoirs ;

Devant l’âtre, fixant la cendre

Qui finissait de s’assombrir,

Ils répétaient: Il faut attendre,

La France ne peut pas mourir !


Or la guerre s'est prolongée,

Et par un malheureux destin

Une frontière de tranchées

Nous a séparés, un matin.

Dès lors, ce fut le noir silence ;

Jusqu'à nous plus rien n’est venu ;

On souffrait déjà de l'absence ;

À présent, c’était l'inconnu !

Brusquement, en une semaine

Mes frères ont été touchés :

L’aîné sur le front de la Lorraine,

L'autre à l'attaque de Souchez.

Et seul j’ai dû porter ma peine,

Et depuis vingt mois qu’ils sont morts,

Tour à tour l'espoir et la haine

Ont soutenu mes longs efforts.

Pourtant des âmes exilées

J'ai connu les déchirements,

Et les larmes dissimulées

Aux regards des indifférents.

Les autres ont tous, pour provende,

La caresse de quelques mots :

Les jours ne me font plus l’offrande

Que de silence ou de sanglots.

O ma mère, où sont les aurores

m'éveillaient vos doigts câlins ?

O mes vieux, vous vivez encore,

Et pourtant je suis orphelin !


II

Or l'autre jour, le vaguemestre,

À la soupe, a crié mon nom:

« Et bien, c’est pour la Saint-Sylvestre ?

Il t’a rendu sourd le canon ! »

Vous comprenez l'incertitude

De mon pauvre cœur en émoi :

On ne m'écrit plus; d'habitude

Il n’y a jamais rien pour moi.

J’ai couru, avec quelle hâte !

Le sergent semblait tout joyeux ;

Il m’a dit : « Le destin te gâte,

Ce sont des nouvelles des vieux ! »

C'était vrai ! Minute bénie

Que celle où mes mains ont pressé

La rude enveloppe jaunie

Pleine d’un angoissant passé.

L'amour n’a point de tels messages

Pour rendre le cœur triomphant !

Celui-là n’avait que trois pages

De grosse écriture d'enfant,

Mais il disait toute la vie

Des vieux au toit familial.

Il criait ma terre asservie

Et l’appel de mon sol natal ;

C'était une fenêtre immense,

Ouverte sur mon horizon.

Déjà des rêves de démence

Me faisaient revoir ma maison.


Et dans la lettre dépliée

Que m'écrivait, en arrivant

En France, une rapatriée

J'ai lu le court récit suivant :

--------------------------------------------------------------------------

Monsieur Louis, pourrez-vous lire

Ces mots que vous n’attendez pas ?

Je ne sais plus très bien écrire,

J'ai tellement souffert là-bas !

Vous ne reconnaîtriez guère

Votre voisine d'autrefois.

Car les jours marqués par la guerre

Nous ont fait porter bien des croix.

Il faudrait de trop longs volumes

Pour tout dire, et j'aurais besoin,

En vous contant ces amertumes,

D'un courage que je n’ai point.

Et puis ce qui vous intéresse,

Ce sont vos vieux, vos chers absents :

Pour vous transmettre leur tendresse,

Ces mots seront certes impuissants ;

Et j'ai peur qu'à votre âme pleine

D'espérance, au sein des dangers,

Ils n’apportent plutôt la peine

Comme de mauvais messagers.

Vous savez que dans nos villages

Tout appartient aux Allemands.

Ils ont supprimé les bornages…

On ne reconnaît plus nos champs !


On a donné, sur leur demande,

Les cuivres aux flambants reflets,

Le linge au parfum de lavande

Empilé dans les grands coffrets.

Ces trésors, dont nos yeux avides

Avaient un légitime orgueil,

Ont quitté les armoires vides

Et les chambres au bon accueil.

Pour ceux qui s'attachent aux choses,

Comme nos vieux peuples flamands,

Ces vols odieux et sans causes

Furent d’affreux arrachements.

Le coup fut dur pour votre père :

Voir le barbare détesté

Prendre son bien, violer sa terre,

C’en était trop en vérité.

Un soir, c'était le vingt décembre,

(Cela n'est encor si présent !)

On l’a retrouvé, dans sa chambre,

Terrassé par un coup de sang.

Longtemps on craint pour sa vie,

Et malgré des soins avisés,

Les membres qu'un mal crucifie

Demeurent immobilisés.

On vient l’asseoir à chaque aurore,

Devant le jardin qu’il aimait.

Car ses yeux fiers parlent encore

Et sont plus vivants que jamais.


Et tout le jour à la fenêtre

Il fixe, d’un regard ardent,

L'horizon où doit apparaître

La Victoire, vers l'Occident.

Votre mère fut une sainte

Pendant ces moments douloureux.

Elle n’eut jamais une plainte

Et nul n’a vu pleurer ses yeux :

Mais ces angoisses l’ont vieillie,

Ses cheveux ont des tons d’hiver

Et sa joie est ensevelie

Dans les plis de son front amer.

Pourtant, de la ferme elle est l’âme.

Tout est conduit avec raison :

Car chez nous l'énergie est femme

Quand l’homme a quitté la maison.

Et depuis que la guerre dure,

Pleine d’un invincible espoir,

Elle donne à tous la mesure

De notre héroïque devoir...

J'ai pu rapporter comme étrenne,

Pour vous trois, des colifichets,

Des chaussons, des tricots de laine,

De chauds vêtements au crochet.

En me les donnant, votre mère

M'a dit, dans le couloir obscur :

«Il y en a pour chaque frère :

Ce n'est pas grand’ chose, bien sûr,


Mais j'ai mis dans toutes les mailles

Plus d’une larme, tout mon cœur.

Dieu veuille que dans les batailles

Ils soient gardés par ma douleur !

Puisque vous pourrez leur écrire

Dites-leur, à mes trois enfants,

Que leur vieux père les admire

Mais que j'ai peur pour eux souvent ;

Qu'ils ne fassent pas d’imprudence,

Qu'ils ne restent pas découverts...

Louis avait, depuis l'enfance,

Des bronchites, tous les hivers.

C’est si dur de ne rien connaître

Des petits toujours en danger,

Malades ou blessés peut-être

Et qu'on ne peut pas protéger. »

Voilà ce que je vous rapporte

De ceux qui sont restés là-bas,

Que leur courage vous exhorte

À mieux affronter les combats.

Ils acceptent tout : en échange

De leurs martyres surhumains,

Ils veulent d’abord qu'on les venge

Pour être sûrs des lendemains.

Allons ! Je crois que je bavarde,

Adieu, mon cher monsieur Louis.

Bonne chance, et que Dieu vous garde

Jusqu'au retour au cher pays.


III

C'est tout ce que disait la lettre,

La première depuis deux ans.

J'ai lu, plus de dix fois peut-être,

Ces mots encore insuffisants.

Et je les relis sans relâche.

J'imagine mes vieux là-bas ;

Par ce qu’on m'a décrit, je tâche

De voir ce qu'on ne me dit pas.

Des visages chers, des cœurs tendres,

Du foyer, que restera-t-il ?

On marche surtout dans les cendres,

Quand on revient d’un long exil.

Oh ! Comment vont-ils m'apparaître

Mes deux anciens aux cœurs tremblants ?

On ne doit plus les reconnaître

Sous les rides, les cheveux blancs !

L'inquiétude, les alarmes

Les auront changés, car les yeux

Où la douleur mit trop de larmes

Ne savent plus être joyeux.

Et j'ai peur !.. S'ils allaient s’éteindre,

Mes pauvres martyrs douloureux.

Le temps passe et tout est craindre,

L'épreuve est trop longue pour eux.

Vivre en réfrénant sa colère

Dans un esclavage allemand,

C’est dur pour le cerveau du père

Et pour le cœur de la maman.


Ils auraient pu, malgré leur âge,

Diriger le travail des champs ;

Ils nous affirmaient leur courage,

Et même ils en étaient touchants.

Mais voir leur terre envahies,

Leur toit profané tous les jours,

Voir allumer des incendies

Dans leur village de toujours.

N'avoir que des nouvelles brèves,

Craindre à tout moment pour leurs « fieux »,

Ne plus oser croire à leurs rêves,

C’est çà qui fait mourir les vieux !

Pour que leur souffrance s'abrège,

Moi qui ne savais plus prier,

J'implore Dieu qu’il les protège,

Je rapprends à m’agenouiller.


Seigneur ! Exaucez ma prière:

Faites-leur entendre ma voix:

Courage ! Attendez-nous, mon père !

Mère chérie ! Attendez-moi.

Ayez foi dans notre victoire,

Nous reviendrons, nous reviendrons !

Dans le calme des jours de gloire,

Les jours de tourment s'oublieront !

Je serai là pour interdire

La tristesse à tous vos hivers,

Et vous saurez encor sourire

Quand j'embrasserai vos yeux chers.


De votre cœur resté vivace,

Mes vieux ! Me sentez-vous tout près ?

Un même espoir malgré l’espace,

Nous unit de ses liens secrets.

Priez lorsque les cieux s'argentent

Devant la splendeur du matin...

Écoutez les brises qui chantent

Dans les grands arbres du jardin...

Et si quelque aube vous révèle

Un cri de tendresse fervent,

C’est votre enfant qui vous appelle

Tourné vers le soleil levant !


L'ÉTERNELLE AMANTE

Elle marcha sous le poids de la malédiction

de l'humanité pendant des siècles... Elle

nettoya les âmes autant qu'elle le put,

avec les deux substances empruntées au

corps même de l’homme : l'eau et le sang.

J.-K. HUYSMANS

Depuis le premier jour l’homme l'avait connue,

Elle venait à lui sans pudeur, toute nue,

Ou se dissimulait pour le surprendre mieux,

Mais se montrait souvent dès qu’il était joyeux.

Quand il partait au fond des grands bois, à la chasse

D'un fauve, il la sentait, invisible et tenace,

S'apprêtant à bondir près des griffes de fer,

Si la bête en fureur lui meurtrissait la chair,

Lorsqu'il avait en vain fouillé le bois perfide,

Et qu'il rentrait chez lui, fourbu, le ventre vide,

N’apportant que des fruits

Pour la femme et l'enfant,

Elle accourait avec son rire décevant.

Aux jours durs de l’hiver, c'était sa main glacée

Qui fissurait les murs, faisait une percée

Dans le bois de la porte, éteignait le foyer,

Puis elle entrait avec la brise de janvier,

Se glissait sous le lin des vêtements, en fraude,

Et collait son corps froid sur la poitrine chaude,

Même quand l’homme heureux dans son logis bien clos

Cherchait un peu d'amour pour charmer son repos

Et tenter d'oublier la faim, le froid, le fauve,

Elle se faufilait encore dans l’alcôve ;

Elle y prenait les traits possibles d’un amant,

Infiltrait le soupçon au fond du cœur aimant,

Et l’homme sous l’étreinte ardente de l’épouse

Sombre soudain, souffrait d’une fureur jalouse.

Quand elle avait meurtri son corps ou son cerveau,

Elle reparaissait sous un aspect nouveau,

Oh ! Qu'il la détestait cette éternelle amante,

Toujours présente, avec son rire de démente,

Euménide, farouche, au cœur inapaisé,

À l'œil dur, implacable et sec, jamais blasé.

La femme connaissait aussi cette fatale

Déesse: mais c'était pour elle une rivale

Qui la faisait souffrir au vif de ses amours,

Elle savait l’atteindre en lui prenant les jours

De son petit enfant ou bien le cœur de l’homme.

La blessure était vide et profonde, mais comme

La femme se croyait sur terre pour souffrir,

Elle se plaignait moins et se laissait meurtrir.

L'homme, de son côté, ne pouvant pas comprendre

Un tel acharnement, cherchait à se défendre ;

Et son effort restait toujours sans résultats…

Le temps passait... Peut-être au cœur des grands États,

Dans la tranquillité des villes souveraines,

Pouvait-on croire à des victoires incertaines,

Mais c'étaient de faux bruits souvent qu'on répandait ;

La Douleur n’était pas vaincue, elle attendait.


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Quand, au siècle prévu, l'heure fut décidée,

Jésus naquit dans un village de Judée,

C'était l’Être espéré: jamais, en aucun lieu,

La Douleur n'avait eu d’amant qui fût un Dieu.

Pendant plus de trente ans, elle fourbit ses armes,

S’apprête à savourer l'amertume des larmes

Qu'elle fera couler. Et, lorsque le jour vient,

Il n’est point de plaisir aussi grand que le sien.

La première elle entre au jardin, devant la torche

De Judas ; à l'aurore, elle franchit le porche

Qui mène au tribunal du tétrarque romain,

Elle marche auprès de Jésus, sur le chemin

De la maison d'Hérode: elle est à chaque place

Où son Dieu doit subir l’outrage ou la menace,

Puis, lorsque le destin fatal est prononcé,

Libre enfin de s'unir au divin fiancé,

Elle se sent flamber d’une ivresse assassine.

Elle tord la couronne, arrange chaque épine,

Rend la croix plus pesante et le fel plus amer,

Saisit la lance afin d’en aiguiser le fer

Prend les fouets cruels pour nouer chaque lanière,

Défonce le chemin qui conduit au Calvaire,

Alourdit les marteaux, affile tous les clous,

Veille à chaque détail avec un soin jaloux,

Et quand Jésus, vidant la coupe des supplices,

Debout, les bras tendus, offrit en sacrifice

Ses membres transpercés et son corps pantelant,

Elle bondit d’un coup sur son torse sanglant,

Étreignit son flanc rouge et sa tête penchée,

Baisa fougueusement sa bouche desséchée,

Et folle, hurlant sa joie en un cri furieux,

Unit sa chair glacée au corps du Dieu.

Lorsque Le Christ fut mort, desserrant son étreinte

La Douleur intraitable, éternellement crainte,

Ne voulut ni s'enfuir, ni s'apaiser encor,

Il lui fallait le luxe horrible d’un décor,

Les yeux d’un roi puissant, la splendeur d’une arène

Pour clamer son omnipotence souveraine.

L'heure était belle ; au cœur d’un cirque colossal,

On dressait des bûchers, des gibets et des pals,

On affamait des lions dans l'ombre des carcères.

Prévoyant qu’elle aurait de quoi se satisfaire,

La déesse accourut et se multiplia ;

Or, miracle étonnant, un grand alléluia

Montait de ces charniers sanglants et frénétiques.

Les cris des martyrs saints s'achevaient en cantiques.

Un chant d'amour sortait des flammes, des tisons

La dent des lions faisait jaillir des oraisons,

La douleur avait beau semer des épouvantes,

Broyer des os, meurtrir, griller des chairs vivantes

L'homme prêt à souffrir se sentait caressé,

Quand le souffle divin du Christ avait passé.

C’est que son union avec le Dieu fait homme

Avait modifié quelque chose dans Rome.

Du suprême baiser échangé sur la croix

Entre Jésus et la déesse des effrois,

Était née une foi splendide et formidable,

Elle embrasait les cœurs d’une flamme incroyable

Et ceux-ci, transformés par l'étrange chaleur,

Acceptaient maintenant sans plaintes, la Douleur,

Comme un ange envoyé par l'Eternel sur terre,

Une nécessité dure, mais salutaire,

Prix du futur bonheur que Dieu nous dispense.

Et l’éternelle amante alors s'humanise,

Contente d’avoir en son triomphe d’une heure

Et d’avoir fait la race humaine un peu meilleure.

Vingt siècles ont passé. Chercheur, l'esprit humain

À parcouru pendant ce temps bien du chemin,

Mais les illuminés, les martyrs, les mystiques

Ont disparu. La foi des vrais chrétiens antiques,

Après avoir grandi pendant treize cents ans

Et semer sans compter des germes bienfaisants,

S’est effritée. À part quelques âmes sincères

Qui ne vivent qu’en Dieu, ou se donnent entières

À la souffrance humaine, on ne voit que débris

Décomposés, fleurant l'odeur des bois pourris.

L'amour divin qui fit jaillir les cathédrales

S’est abaissé. Et l’art merveilleux se ravale

À des ouvrages bas et des travaux mesquins.

Les nobles sentiments, trop vieux, se sont éteints.

On marchande l'amour comme on traite une affaire,

On ne sait plus très bien ce qu’il ne faut pas faire ;

Mais c’est peu dangereux pour la plupart des gens,

Car la justice n’est qu’un mot vide de sens.

L'homme a trouvé d’ailleurs une façon nouvelle

De tromper aisément son amante éternelle :

Deux dieux lares anciens, mais au cœur indulgent,

Protègent son foyer: le plaisir et l'argent.

Il ne croit plus qu’en eux; il a mis sur sa porte :

« Quand j'aurai bien vécu, que le diable m'emporte ».

Et, retranché derrière un égoïsme épais,

Il est presque certain, dès lors, de vivre en paix.

Même il a supprimé les souffrances physiques.

D'étranges stupéfiants et des anesthésiques

Endorment un instant ses nerfs et son cerveau.

Et l’on peut tout braver par ce moyen nouveau.

L'hôpital, seul abri de l’amante difforme,

N'est plus tenable avec l'odeur du chloroforme.

Or, la douleur, bientôt, voit qu’à force de fuir,

Vaincue, elle devra livrer l’homme au plaisir.

Furieuse soudain de se sentir chassée

De la propriété qu’elle s'était tracée,

Sentant la vanité d’efforts quotidiens

D'avances déjouées, sans vigueur et sans liens,

Elle s’en va chercher la divine parole.

Quittant les champs glacés des mondes, elle vole

Vers les limites où commence l’irréel,

Et sa prière ardente emplissant le ciel,

S’exhale jusqu’à Dieu : « Seigneur, est-ce la peine

Que le Christ ait souffert pour sauver l’âme humaine ?

Sa parole s’oublie et notre enfant se meurt.

Ceux qui là-bas lui font encore un peu d'honneur,

Des marguilliers pieux et de vieilles dévotes

Au cœur étroit, prennent les saints pour des cagnottes.

Derrière eux, c’est le flot de ces gens bien pensants.

Tartuffes sans grandeur, à l'esprit commerçant,

Des faux chrétiens trouvant que l’église est commode

Pour donner des concerts et pour lancer la mode.

Il reste enfin la foule innombrable de ceux

Qui sont indifférents à tout, des paresseux,

De ceux qui, gênés par la morale et l'Eglise,

Ont tout rayé pour se gaver de paillardise.

Bannissant de leur cœur toute religion,

À la place ils ont mis la superstition.

Ils se croient esprits forts, mais sont veules et lâches.

Leurs formules d’aspect humanitaire cachent

La haine de l'effort et la crainte des coups.

Oh ! Que ces hommes là, mon Dieu, sont loin de vous !

Qu'ils soient sans idéal ou bien sans espérance,

Il leur faudrait à tous de la bonne souffrance,

Celle qui, labourant l'égoïsme des cœurs,

Fait germer la bonté, l'amour pur, l'énergie,

Naître le dévouement et grandir le génie.

Éternel, laissez-moi revoir, chez les humains,

La magnifique horreur des spectacles romains.

Tout n’est pas mort en eux. Dites, puis-je descendre ?

Une étincelle peut jaillir de cette cendre.

C’est par moi que déjà l’homme s'est transformé:

Quand il n'a pas souffert, il ne sait pas aimer. »

Et, muette à présent, la dure missionnaire

Attendait au milieu de l’espace stellaire…

Lors, elle crut ouïr la voix de l'Eternel

Qui lui répondait ! « Va ! » des profondeurs du ciel.

Et la Terre connut la Douleur déchaînée !

Dans les mains d’un roi fou passant la Destinée,

Elle brisa le frein de ses ambitions,

Et l’on vit s’ébranler dix grandes nations.

Pour la seconde fois, l'heure était grandiose,

Et pour elle, ce fut comme une apothéose.

Jamais, depuis que l'on savait s’entre-tuer,

Nul être n'avait vu les hommes se ruer

L'un contre l’autre par millions, jamais bataille

N'avait atteint ni cette horreur ni cette taille.

Emplissant tout le front de son affreuse voix,

La déesse connut mille amants à la fois.
Elle volait parmi les mortelles rafales,

Redressant les fusils et dirigeant les balles,

Joyeuse, quand les plombs avaient touché leur buts.

Son délire était fou quand les éclats d’obus

Déchiquetaient les corps dans l'ombre des tranchées.

Les ventres labourés, les cuisses arrachées,

Les crânes éclatants sous les morceaux de fer :

Ces supplices nouveaux inconnus de l'enfer

La faisaient frissonner de grandes joies muettes.

Elle adorait surtout l’acier des baïonnettes,

Quand leur pointe trouait les torses palpitants,

Clouant sur les canons leurs défenseurs sanglants,

Mais elle avait son vrai triomphe au crépuscule ;

Quand l'ombre descendait, la goule noctambule

Glissait sans bruit, ainsi qu'un détrousseur de morts,

Dans la sinistre plaine où se tordaient les corps,

Et tous ceux qui râlaient en demandant à boire,

Tous les blessés, tous les parias de la victoire,

Les oubliés, les malchanceux des bataillons,

Tous les agonisants laissés dans les sillons,

Qui voyaient s’épaissir la nuit épouvantable,

Hurlaient sous le contact de l’amante implacable.

Ah ! Comme elle connut de merveilleux baisers !

Cependant ses désirs n'étaient pas apaisés

Quand l’aube paraissait. Un souffle de démence

La poussait vers les lits sanglants de l’ambulance

Et c'était la torture encore de la chair.

Ici, nul chloroforme endormeur, point d’éther :

Le temps était trop court pour les anesthésiques,

Et le scalpel taillait les torses héroïques,

Les pinces s'enfonçaient dans les muscles crispés,

Les scies rognaient les os des membres écharpés.

Enfin, quand elle avait contemplé, par centaines,

Les blessés pourrissant vivants sous les gangrènes,

La Douleur souriait heureuse, et vers le soir

Quittait l’horreur pour se griser de désespoir.


Dans les villes, dans les campagnes délaissées

Où se désespéraient les sœurs, les fiancées,

Les femmes, les mamans, elle accourait, portant

La lettre qui disait la mort du combattant,

Et lorsqu'on déchiffrait la mauvaise nouvelle,

Elle était là, brisant les cœurs, âpre et cruelle,

En épelant tout bas : « Celui que tu aimais,

« Le dieu de ton espoir, ne reviendra jamais.

« Un soir maudit, il est tombé, joyeux encore,

« Toute la nuit, il a râlé, puis, à l'aurore,

« Il a fermé les yeux en murmurant ton nom.

« Pour chant suprême, il eut l'orgue sourd du canon.

« Pour compagnons de lit, il a vingt frères d’armes

« Qui dorment avec lui dans le même charnier,

« On ne sait plus le lieu de son sommeil dernier.

« C’est bien fini, tu peux pleurer toutes tes larmes.

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Oh ! Combien êtes-vous, épouses et mamans,

Auxquelles la douleur porta ces châtiments ?

Est-ce vous qui deviez passer par ces épreuves,

Mères aux cheveux blancs et douloureuses veuves,

Qui pleurerez longtemps à vos foyers déserts ?

Vos maris et vos fils, là-bas, ont bien souffert :

Mais, dans l'amour, la part est peut-être meilleure

Pour celui qui s’en va que pour ceux qui demeurent.

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Et c’est ce qui troubla la déesse au cœur dur,

Quand, jugeant terminé son grand travail obscur,

N'ayant plus de désir pour la race épuisée,

Elle se retira de la terre apaisée.

Elle s'enfuit très loin, puis, fière, contempla

Son œuvre. Au fond des cœurs humains, il lui sembla

Deviner des lueurs et voir des étincelles.

Certes se ranimaient de nombreuses parcelles

De bonté presque éteinte et d’abnégation,

L'or cédait à l'amour dans la dévotion.

Mais elle avait conçu d'immenses espérances,

Et soudain elle vit d’affreuses différences

Entre le but visé et l'effet obtenu.

Comprenant qu’elle avait erré dans l'inconnu,

Et peut-être à plaisir accumulé les ruines,

Elle s’envola vers les frontières divines

Et là, cria son doute : « Ai-je eu raison, Seigneur !

« J'ai cru bien accomplir vos ordres, mais j'ai peur

« D’avoir été trop loin dans cette horrible voie.

« Souvent, lorsque l’on croit bien faire, on se fourvoie.

« Les hommes seront-ils meilleurs qu'auparavant ?

« Mon passage aura-t-il ranimé notre enfant ?

« Ou devrai-je accomplir encor ma triste tâche,

« Incomprise toujours, maudite sans relâche

Et loin de vous, Seigneur ! » Mais, du sombre infini,

Nulle voix ne venait trouver l'ange banni.

Et lorsque la Douleur attendant la sentence

Dut croire désormais au décisif silence,

Sentant peser sur elle un boulet de forçat

Qu'elle devrait traîner, triste elle s'enfonça

Dans l'inconnu glacé des routes éternelles.

Et, lamentablement, retentit derrière elle,

Remuant les échos des mondes étonnés,

Le cri de désespoir lugubre des damnés.


SUR LES MARCHES DU TEMPLE

Le ciel était d’un bleu d’une douceur exquise,

Les bruits mouraient avec le combat terminé.

Dominant le hameau détruit, la vieille église

Offrait à la prière un débris calciné.

Entre les éboulis du temple abandonné,

L'herbe folle glissait sa verdure indécise ;

Je me suis attardé sur une marche grise,

Et là, songeur, devant le village ruiné,

J'ai rêvé d’une France ayant quelque remords

D'avoir trop confondu l'utopie et le rêve,

Et qu ne livre plus sa belle âme et son corps

À ces itraîtres masqués et ces meneurs de grève

Qui versaient dans son sein les poisons du dehors.

France ! Il s’en est fallu de peu que l’on t’achève !

Mais te voilà vivante, au prix de durs efforts :

Garde-toi d'oublier le nombre de tes morts.

Devant l'horizon clair, j'ai rêvé d’une France

Où, fiers d’un beau passé, nous ayons confiance

En notre esprit français, en nos muscles latins.

Sans nous enorgueillir d’aller, tels des pantins,

Prendre à d’autres des jeux, ou des goûts de catins,

Un style de métèque, un art de décadence,

Qui nous faisaient juger déjà vaincus d'avance,

Nous pouvons monter seuls vers les plus hauts destins.


J'ai rêvé d’une France à l’immortelle gloire

Dont on dise partout le doux nom sans effroi,

Un nom lié toujours à celui de Victoire,

Et dont on parle ainsi dans les livres d’histoire :

Son peuple est généreux, accueillant, et sa foi

Est un guide certain vers ce que l’on doit croire.

Son idéal est noble et son esprit est droit,

C’est un pays splendide où le génie est roi.

O soldats de Verdun, héros prestigieux,

Plus grands que tous les preux de nos chansons de geste,

Qui nous avez conquis un avenir joyeux,

Vous avez droit aussi que votre âme nous reste.

Et pour vous, les vivants, pour nos morts glorieux,

J'ai rêvé d’une France au triomphe modeste,

Dont les fils respectés, dignes de leurs aïeux,

Sachent encor longtemps mourir avec le geste.

Émotions poétiques - Antoine Pol